Mais après un voyage au Bengladesh où il était parti comme médecin bénévole, mon père a basculé dans la drogue. Il s’est arrêté de travailler. Il mentait. Il ne nous manifestait plus le moindre signe d'affection. Mon père était à sa manière un explorateur du cerveau mais, lui, il empruntait le versant sombre, fasciné par les gouffres parsemant le voyage vers le centre de l'esprit. Et il aimait le parcourir en équilibre instable.
Pascal émet un petit rire fluet et triste en se remémorant son géniteur.
– Je crois que c'est lui qui nous a donné ce goût de jouer avec nos cervelles et avec celles des autres. Quel dommage qu'il se soit autodétruit, il avait des intuitions fulgurantes, des diagnostics étonnamment justes. Ah, c'aurait été plus facile s'il avait été une crapule, on l'aurait haï et puis voilà.
– Et le mutisme de votre frère?
– Tout a commencé le soir même du jour où notre paternel s'est tranché les veines à table. Après le repas, nos parents nous ont vite envoyés nous coucher. Dans la nuit, mon frère alors âgé de six ans a entendu des râles. Il a eu peur pour mon père, il s'est précipité dans la chambre des parents et est tombé devant le spectacle de papa et maman faisant l'amour. Je crois que c'est le contraste entre la situation de stress précédente et ce qu'il a perçu comme la bestialité de la scène qui a provoqué le choc. Il est resté comme statufié. Il n'a plus parlé pendant très longtemps. On l'a placé dans un centre spécialisé. Je suis allé le voir là-bas. Il était entouré de véritables autistes de naissance. Je me souviens du médecin qui me conseillait: «Avant de le voir, il vaudrait mieux que vous preniez comme un bain mental pour ne pas le contaminer avec tout le stress du monde extérieur. Il ressent tout si fort.»
Lucrèce prend des notes. L'autisme pourra faire un autre sujet d'article.
– Comment s'en est-il tiré?
– Par une amitié avec un des enfants du centre et son intérêt pour les mythologies. Ulysse Papadopoulos était un gosse que ses parents avaient enfermé dans une cave. Au début Sammy s'asseyait simplement à côté de lui, et ils ne se disaient rien. Puis ils ont commencé à dialoguer par signes, puis avec des dessins. C'était inespéré. Ils avaient inventé leur propre langage qu'ils étaient seuls à comprendre. Deux âmes communiant par-delà la parole. Je peux vous dire que leur remontée parallèle a été vraiment émouvante. Mon père qui, après l'accident, était entré dans une phase d'autoculpabilité, a cessé de chercher à se détruire. Peut-être mon frère l'a-t-il finalement sauvé. Pourtant, il refusait d'aller le voir à l'hôpital. C'est ma mère qui s'y rendait tous les jours. Quant à moi, je ne supportais pas tous ces déments autour de lui. C'est sans doute pour ça que je ne suis pas devenu psy. Pour moi il y a d'un côté les psy et de l'autre les spi.
– Les «spi»?
– Les spirituels, les gens intéressés par la spiritualité. Mon intérêt pour l'hypnose vient de là. Je crois qu'elle est une voie vers la spiritualité. Je n'en suis cependant pas sûr, je tâtonne…
Lucrèce renvoie sa longue chevelure rousse en arrière.
– Vous avez évoqué les mythologies?
– L'autre enfant silencieux, ce fameux Ulysse Papadopoulos, était d'origine grecque. Il lui montrait des livres sur les légendes de son pays. Celles d'Hercule, Enée, Thésée, Zeus, et plus que tout de son homonyme, Ulysse. Cela les faisait rêver tous les deux. Ils s'y sont raccrochés. Et puis mon père est mort. D'hépatite. Son foie avait conservé le souvenir de l’alcool et de la drogue et lui livrait l'addition avec retard. A l’enterrement mon frère et son ami Ulysse se chuchotaient des choses à l'oreille. C'est là que j'ai pris pour la première rois conscience que Sammy était guéri. Les deux enfants s’étaient mutuellement soignés mieux que ne l'aurait fait n’importe quel praticien.
Isidore scrute les notes qu'il a prises sur son ordinateur de poche.
– Qu'est devenue votre mère?
– Après le décès de mon père, elle a comme démissionné de sa propre vie. Un jour mon frère lui a demandé ce qui pourrait lui faire plaisir. Elle a répondu: «Que tu sois le meilleur, que tu surpasses tout le monde avec ton intelligence.»
Isidore tripote un petit jouet-cerveau en plastique.
– Dès lors, il s'est senti motivé…, suggère-t-il.
– C'est peut-être pour ça qu'il est allé aussi loin dans ses études. Dès qu'une épreuve se présentait il fallait qu'il la franchisse, et plus c'était haut plus il était exalté. Ma mère, un matin, ne s'est pas réveillée. Mais j'ai l'impression qu'elle a continué à le hanter…
Pascal Fincher donne la carotte au lapin. Il la dévore à pleines incisives avec une fébrilité typiquement lapine.
– Et vous en êtes où, de l'enquête? questionne Pascal Fincher.
– Nous savons désormais que nous dérangeons quelqu'un, nous sommes face à un véritable assassin et nous disposons d'une pièce à conviction.
Le lapin a fini la carotte et le regarde avec gratitude.
– Je vous aiderai de mon mieux à résoudre cette affaire.
Pascal Fincher ouvre son réfrigérateur et sort le bocal contenant les deux moitiés du cerveau de son frère.
– Le médecin légiste l'avait gardé, la police nous l'a restitué. Comme vous m'en aviez prié, j'ai transmis votre demande au conseil de famille. Ils ont consenti à vous le confier, mais il faudra nous le rendre après l'enquête.
34.
Il se massa les tempes pour se détendre. Pas le moment d'avoir une migraine…
Le docteur Samuel Fincher s'en voulait à la fois d'avoir laissé souffrir un de ses malades et d'avoir permis que sévissent au sein même de son hôpital des infirmiers capables de cruauté. L'urgence était de déplacer Jean-Louis Martin.
– Vous serez mieux protégé dans une chambre collective. Et pour vous distraire, je vais vous faire installer un téléviseur.
Dans l'heure qui suivit on lui attribua un lit dans le bâtiment des hébéphréniques. En fait d'hébéphréniques, il y avait là six personnes avachies qui se réveillaient de temps en temps, nourris par perfusion.
Samuel Fincher fit installer le téléviseur face à son œil valide et munit Jean-Louis Martin d'une oreillette pour qu'il puisse écouter sans déranger ses voisins. Il apprécia les retrouvailles avec la télévision. Quelles richesses de stimuli!
Il y avait justement «Quitte ou double». L'angoisse du joueur sur le point de tout perdre après avoir tout gagné attira automatiquement son attention et le rassura pour des raisons qu'il n'arrivait pas à exprimer. Son échec et son air dépité le ravirent. Durant cette émission, il s'oubliait un peu.
Ensuite ce furent les actualités. Aujourd'hui il y avait au menu: le président de la République française mis en cause dans une affaire de corruption, la famine au Soudan entretenue par les tribus du Nord, le massacre de la famille royale au Népal, la France qui gagne au football, une étude sur les élèves surdoués qui souffrent dans les écoles inadaptées à leurs talents, la Bourse qui remonte, la météo variable, une enquête sur les piercings qui s'infectent et, pour finir, le drame d'un père mis à mort en essayant de défendre son fils, handicapé, contre un groupe d'enfants qui se moquaient de lui. Enfin il cessait de penser à lui. Si la morphine était l'analgésique parfait pour la chair, la télévision se révélait l'analgésique parfait pour l'esprit.