Déambulant dans un couloir désert, à cet instant même Fincher était pensif. Pour licencier les deux infirmiers «indélicats» il savait qu'il aurait à affronter sa propre hiérarchie sans parler des syndicats infirmiers.
La peur du changement est inhérente à l'homme. Il préfère un danger connu à n'importe quelle modification dans ses habitudes.
Le docteur Samuel Fincher jugea pourtant qu'il lui fallait repenser son hôpital non plus comme une administration qu'on gère mais comme un village utopique.
Ilest nécessaire d'évacuer la pulsion de mort de cet endroit. Les malades sont si sensibles. Tout est amplifié. Et les répercussions peuvent être incommensurables.
Il tourna dans un couloir désert. Ce fut alors qu'un patient surgit derrière lui en vociférant, les mains en avant, dirigées vers sa gorge, avec la ferme intention de l'étrangler. Le neuropsychiatre n'eut pas le temps de réagir, l'air ne parvenait déjà plus dans ses poumons.
Je vais mourir maintenant.
Le malade serrait très fort son cou. Il présentait un regard chaviré, des pupilles dilatées.
Fincher le reconnut. Un drogué qui lui avait déjà causé beaucoup de soucis.
Faudra-t-il que l'héroïne, après avoir détruit la cervelle de mon père, me détruise aussi indirectement?
L'autre serrait. Fincher étouffait, quand d'autres malades passant par là sautèrent sur le forcené pour le contraindre a lâcher prise. Mais le drogué se crispait, ne relâchant pas sa proie. Il avait une force inouïe décuplée par la rage.
Autour de lui c'était maintenant le tohu-bohu. De nouveaux malades arrivaient à la rescousse.
Ai-je peur? Non, Je crois que je suis surtout inquiet sur ce qu'ils vont devenir quand je ne serai plus là.
Le drogué lui secoua le crâne comme s'il voulait briser sa colonne vertébrale.
J'ai mal.
Enfin noyé sous la masse des malades qui se jetaient sur lui, le drogué desserra l'étreinte.
Fincher put respirer, tousser, cracher.
Surtout ne pas montrer que cet assaut m'a affecté.
Il tira sur son pull pour le remettre en place.
– Tout le monde reprend ses activités, articula-t-il d'une voix enrouée.
Quatre infirmiers entraînèrent l'agresseur dans la salle d'isolement.
35.
Dans leur suite de l'hôtel Excelsior, Isidore et Lucrèce se reposent.
Les deux moitiés de cervelle rosé clair de Fincher recouvertes de filaments gris flottent dans le bocal.
Lucrèce a inséré des petits morceaux de coton entre ses orteils et, d'une main précise, tout en discutant, elle repeint ses ongles des pieds en rouge carmin. La scène ressemble à une cérémonie où chaque orteil vient tour à tour se présenter, indépendamment de ses voisins, pour recevoir l'onction du vernis.
Isidore approche une lampe de chevet, saisit une loupe et s’empare d'un grand livre.
– Celui qui a tué Fincher et celui qui a essayé de vous tuer savent tous deux quelque chose sur le cerveau que nous ignorons.
– C'est quoi ce bouquin?
– C'était sur le bureau de Giordano. Il était en train de l'étudier quand il est mort.
Isidore Katzenberg feuillette les pages, s'arrête sur une double image en couleur et compare le dessin à ce qu'il voit. Il plonge sa main dans un paquet de sucreries afin de fournir un combustible à sa propre chaudière cérébrale.
Lucrèce Nemrod s'avance, les orteils dressés pour qu'ils ne touchent pas le sol.
– C'est comme un nouveau pays, dit son compagnon. Une planète inconnue. Nous allons la visiter ensemble. J'ai le sentiment que, lorsque nous comprendrons comment fonctionne notre cervelle, nous comprendrons qui est l'assassin.
Elle ne peut réprimer une moue de dégoût. Il poursuit:
– 1450 centimètres cubes de matière grise, blanche et rose. Notre machine à penser. C'est là que tout se crée. Un simple désir peut entraîner la naissance d'un enfant. Une simple contrariété peut provoquer une guerre. Tous les drames et toutes les évolutions de l'humanité s'inscrivent d'abord dans un petit éclair, quelque part dans l'un des méandres de ce morceau de chair.
Lucrèce saisit à son tour la loupe et observe de plus près. Elle est maintenant si proche de la cervelle qu'elle ressent l'impression de marcher sur une planète de caoutchouc rosé couverte de cratères et de fissures.
– Ici, à l'arrière, dit Isidore, cette zone plus sombre c'est normalement le cervelet. C'est là où est en permanence analysée la position du corps dans l'espace et l'harmonie des gestes.
– C'est ce qui nous permet de ne pas tomber en marchant?
– Probablement. Si on s'avance davantage en direction du front, on trouve l'aire visuelle primaire: c'est là que s'élabore la perception des couleurs et des mouvements. Juste devant l'aire visuelle secondaire où se décide l'interprétation des images d'après la comparaison aux images connues.
– Quelle distinction faites-vous entre l'aire primaire et l’aire secondaire?
– Dans la primaire on perçoit l'information brute, dans la secondaire on lui donne un sens.
Le journaliste tourne autour du bocal.
– Remontons encore en avant et nous trouverons l'aire sensitive: reconnaissance du toucher, du goût, de la douleur, de la température.
– Les sens, quoi…
– Avançons encore vers le front. Ici, l'aire auditive: perception et reconnaissance des sons.
– C'est quoi ce truc rosé foncé?
– Mmm… n'allons pas trop vite. Continuons, voici l'aire de la mémoire à court terme. Et puis l'aire motrice primaire qui commande nos muscles.
– Et le langage, c'est où?
Isidore cherche sur sa carte.
– C'est sur le côté, là, dans le lobe pariétal.
Lucrèce s'habitue peu à peu à scruter la cervelle de Fincher.
– Et à l'intérieur?
Isidore tourne la page.
– Au-dessus, la couche superficielle, c'est le cortex. C'est là que s'échafaudent la pensée, le langage.
– Ce n'est qu'une fine peau…
– Fine mais très frisée et remplie de plis. Le cortex est responsable de toutes les fonctions supérieures de l'organisme, et c'est l'homme qui possède le cortex le plus épais de tout le règne animal. Descendons à l'intérieur de la cervelle. Sous le cortex, le système limbique, siège de nos émotions: passions et colères, peurs et joie, c'est là qu'elles se mitonnent. Dans ce livre ils l'appellent aussi notre «cerveau de mammifere» par distinction avec le cortex qui serait notre «cerveau typiquement humain».
Lucrèce se penche pour mieux contempler le système lim-bique.
– Ce serait donc là que quelque chose de bizarre se serait produit chez Fincher.
– Et peut-être aussi chez Giordano. Dans le système limbique existe une structure plus petite nommée l'hippocampe. C'est le réceptacle de notre histoire personnelle. L'hippocampe compare en permanence chaque nouvelle sensation reçue avec toutes celles du passé qu'il a déjà en mémoire.
Lucrèce semble fascinée.
– C'est joli comme dénomination, «l'hippocampe». Les savants l'ont probablement appelée ainsi parce que cette zone ressemble à la bestiole sous-marine…
Isidore tourne les pages du livre de sciences puis revient au bocal.
– La liaison entre les deux hémisphères se réalise par le corps calleux, cette matière blanchâtre qui permet à notre pensée logique de rejoindre notre pensée poétique.
– On dirait quand même un gros morceau de gras de mouton.
– En dessous, les deux grosses boules pourpres ce sont les deux thalamus, le poste de contrôle de l'ensemble du système nerveux. Et encore en dessous l'hypothalamus, le contrôleur du contrôleur. Là se trouve notre horloge biologique interne qui régule notre rythme de vie vingt-quatre heures sur vingt-quatre, surveille les besoins en oxygène et en eau dans notre sang. C'est l'hypothalamus qui déclenche les sensations de faim, de soif ou de satiété. Chez les hommes il déclenche la puberté et, chez les femmes, il régule le cycle des règles et des fécondations.