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Les essuie-glaces raclent bruyamment le pare-brise. Un immense nuage noir déverse des gouttes d'eau grosses comme des balles de ping-pong qui ne rebondissent pas et s'écrasent lourdement sur les pavés.

L'homme se fait déposer devant une maison de Montmartre fouettée par des rafales de vent humide. Il vérifie l'adresse. Il grimpe les étages, débouche sur un palier. Derrière la porte, il perçoit un bruit de punching-ball et une musique syncopée.

Il appuie sur la sonnette surmontée du nom LUCRÈCE NEMROD. Au bout d'un moment, la musique s'arrête. Il entend des pas, des serrures qui se déverrouillent.

Le visage d'une jeune fille en sueur apparaît dans l'entrebâillement.

– Isidore Katzenberg…

Elle le contemple, surprise. Une mare entoure ses chaussures.

– Bonsoir, Lucrèce. Puis-je entrer?

Elle n'ôte toujours pas la chaînette, continuant à le fixer comme si elle n'en revenait pas de cette visite tardive.

– Puis-je entrer? répète-t-il.

– Qu'est-ce que vous faites là?

Elle a l'air d'une souris.

– Vous me vouvoyez? Il me semble qu'on se tutoyait la dernière fois.

– «La dernière fois», comme vous dites, c'était il y a trois ans. Et depuis je n'ai eu aucune nouvelle de vous. Nous sommes redevenus des étrangers l'un pour l'autre. Donc on se vouvoie. C'est à quel sujet?

– Un travail.

Elle hésite puis consent à dégager enfin sa chaînette de sécurité et invite l'homme à entrer.

Elle referme la porte derrière lui. Il accroche son pardessus mouillé à la patère.

Isidore Katzenberg examine avec intérêt l'appartement. Il a toujours été amusé par la diversité des centres d'intérêt de la jeune journaliste scientifique. Il y a des posters de films aux murs, en général des films d'action américains ou chinois. Le punching-ball occupe le centre du salon à côté d'une table basse jonchée de revues féminines.

Il s'assoit dans le fauteuil.

– Je suis vraiment surprise par votre visite.

– J'ai conservé un excellent souvenir de notre enquête sur les origines de l'humanité.

Lucrèce hoche la tête.

– Je vois. Moi non plus, je n'ai pas oublié.

Des images furtives de leur précédente enquête en Tanzanie sur les traces du premier homme resurgissent dans sa mémoire. Elle l'observe avec plus d'attention. Un mètre quatre-vingt-quinze, plus de cent kilos: un géant maladroit. Il semble avoir un peu maigri.

Quelque chose le préoccupe, il a dû se faire violence pour venir ici.

Il relève ses fines lunettes dorées et la scrute lui aussi avec attention. Avec ses longs cheveux roux ondulés retenus par un ruban de velours noir, ses yeux vert émeraude en amande, ses petites fossettes et son menton pointu, elle est comme une de ces beautés évanescentes des tableaux de Léonard de Vinci. Il la trouve mignonne. Pas belle, mignonne. Peut-être l'âge. Trois ans ont passé. Elle avait vingt-cinq ans lors de leur dernière enquête, à présent elle doit donc en avoir vingt-huit.

Elle a changé. Elle est moins garçon manqué et plus jeune fille. Pas encore femme.

Elle porte une veste chinoise de soie noire à col mao qui cache son cou mais dévoile l'arrondi de ses épaules. Sur tout le dos de la veste, un tigre rouge se déploie.

– Alors, quel genre de «travail» me proposez-vous?

Isidore Katzenberg cherche quelque chose dans la pièce. Il repère le magnétoscope, se lève, introduit dans la fente la cassette qu'il tenait à la main et appuie sur la touche Lecture.

Ensemble ils revoient le compte rendu de la mort de Fincher telle qu'elle a été annoncée aux dernières actualités télévisées.

La cassette parvient en bout de course et affiche une pluie bruyante assez similaire à la météo de la rue.

– C'est pour me montrer les informations que vous venez me déranger à 1 heure du matin?

– Selon moi, on ne peut pas «mourir d'amour».

– Tsss… je reconnais bien là votre manque de romantisme, mon cher Isidore.

– Au contraire, je prétends que l'amour ne tue pas. Il sauve.

Elle réfléchit.

– Finalement, je trouve ça très beau, ce type «mort d'amour». J'aimerais un jour tuer un homme de plaisir. Le crime parfait dans le bon sens du terme.

– Si ce n'est qu'à mon avis il ne s'agit pas d'un crime mais d'un assassinat.

– C'est quoi la différence?

– L'assassinat est prémédité.

Il tousse.

– Vous vous êtes enrhumé? demande-t-elle. Ce doit être à cause de la pluie. Je vais vous faire un thé à la bergamote avec un peu de miel.

Elle met la bouilloire à chauffer. Il se frictionne et s'ébroue.

– Qu'est-ce qui vous fait dire que c'est prémédité?

– Le docteur Samuel Fincher n'est pas le premier «mort d'amour». En 1899, le président de la République française, Félix Faure, a été retrouvé mort dans une maison de passe. Pour l'anecdote, on rapporte que les inspecteurs en arrivant ont demandé à la mère maquerelle: «Il a encore sa connaissance?» Elle aurait répondu: «Non, elle s'est sauvée par la porte de derrière.»

Lucrèce ne sourit pas.

– Où voulez-vous en venir?

– La police a gardé l'affaire secrète, racontant simplement que le Président était décédé d'une crise cardiaque. Ce n'est que bien plus tard que l'affaire a fini par s'ébruiter hors des commissariats. Le côté «salace» de la mort de Félix Faure a empêché une véritable enquête. Mourir en pleins ébats dans une maison de passe, cela fait ricaner. Du coup, personne n'a analysé cette affaire sérieusement.

– Sauf vous.

– Juste par curiosité, j'avais choisi cette affaire comme sujet de thèse de criminologie quand j'étais étudiant. J'ai retrouvé des documents, des témoignages. J'ai découvert un mobile. Félix Faure allait lancer une campagne anticorruption au sein même de ses services secrets.

Lucrèce Nemrod brandit sa bouilloire et remplit deux bols de thé parfumé.

– Natacha Andersen a avoué avoir tué Samuel Fincher, si je ne m'abuse.

Isidore se brûle la langue en essayant d'avaler trop vite son thé puis il se met à souffler dessus.

– Elle croit l'avoir tué.

Pour se donner une contenance, Isidore Katzenberg réclame une cuillère et se met à la tourner frénétiquement comme s'il voulait refroidir son thé par effet toupie.

– Et vous allez voir, elle sera désormais très courtisée…

– Masochisme? demande Lucrèce en aspirant une gorgée de son breuvage brûlant sans montrer la moindre gêne.

– Curiosité. Fascination pour le mélange Eros, le dieu de l'amour, et Thanatos, le dieu de la mort. Et puis l'archétype de la mante religieuse est fort. Vous n'avez jamais vu de ces insectes femelles qui tuent leur géniteur en leur arrachant la tête durant l'acte? Cela nous fascine parce qu'ils nous rappellent quelque chose de très profondément inscrit en nous…

– La peur de l'amour?

– Disons, l'amour associé à la mort.

Elle termine d'un trait sa tasse de thé encore brûlant.

– Qu'attendez-vous de moi, Isidore?

– Je voudrais que nous travaillions à nouveau en tandem. On enquêterait sur l'assassinat du docteur Samuel Fincher… A mon sens, il faut poursuivre les investigations sur le sujet du cerveau.

Lucrèce Nemrod place ses petits pieds sous ses fesses pour se blottir au creux du divan et repose sa tasse vide.

– Le cerveau?… répète-t-elle, rêveuse.

– Oui, le cerveau. C'est la clef de cette enquête. La victime n'était-elle pas précisément le «meilleur cerveau du monde»? Et puis il y a ça. Regardez.

Il s'approche du magnétoscope, rembobine la cassette pour revenir au discours: «… Ma victoire je la dois à un ressort secret.»

Isidore Katzenberg abandonne sa tasse toujours pleine sur le poste de télévision et fait un arrêt sur image.