– Là, regardez comme son œil brille davantage quand il prononce le mot «motivation». Etonnant, n'est-ce pas? Comme s'il voulait nous donner une indication. La motivation. D'ailleurs je vous pose la question: c'est quoi votre motivation, Lucrèce, dans la vie?
Elle ne répond pas.
– Allez-vous m'aider? demande-t-il.
Elle récupère la tasse de thé de son invité sur le téléviseur et va la ranger dans l'évier.
– Non.
Dans un même élan, elle décroche le chapeau encore humide d'Isidore, son pardessus, puis se dirige vers le magnétoscope pour en sortir la cassette.
– Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un assassinat. C'est un simple accident. Une crise cardiaque due au surmenage et au stress du championnat. Quant aux troubles du cerveau, c'est vous qui en souffrez et cette maladie porte un nom: my-tho-ma-nie. Ça se soigne. Il suffit d'arrêter de voir du fantastique partout et de prendre la réalité telle qu'elle est. Sur ce… merci d'être passé.
Il se lève lentement, surpris et déçu.
Soudain elle s'immobilise, comme tétanisée, et plaque sa main contre sa joue.
– Vous avez un problème?
Lucrèce Nemrod ne répond pas. Le visage convulsé, elle se tient la mâchoire à deux mains.
– Vite, vite une aspirine! gémit-elle.
Isidore fonce dans la salle de bains, fouille dans l'armoire à pharmacie, trouve le tube blanc et en tire un cachet qu'il apporte avec un verre d'eau. Elle l'avale goulûment.
– Encore. Un autre. Vite. Vite.
Il obtempère. Peu après, le signal de la douleur est anesthésié par le produit chimique. Son nerf cesse d'irradier ses tempes. Doucement, Lucrèce se reprend. Elle respire amplement.
– Fichez le camp! Vous ne voyez pas? Je me suis fait arracher une dent de sagesse avant-hier… J'ai mal, très mal, je veux être seule. (Je déteste qu'on me voie faible. Qu'il s'en aille!) Partez! partez!
Isidore recule.
– Bien, je crois que vous venez de découvrir la première motivation de nos actes: faire cesser la douleur.
Elle lui claque la porte au nez.
7.
C'est la réunion du mardi de l'hebdomadaire Le Guetteur moderne. Tous les journalistes sont réunis dans le bureau central très design. Chacun, à tour de rôle, doit proposer ses sujets pour les semaines à venir, et Christiane Thénardier, la chef du service Société, les écoute dans son large fauteuil de cuir.
– On fait vite, dit-elle en passant la main dans ses cheveux blonds décolorés.
De gauche à droite, chaque journaliste expose sa proposition de sujet. Le responsable de la rubrique «éducation» suggère un article sur l'analphabétisme. On serait passé en dix ans de 7 % de la population qui ne sait ni lire ni écrire à 10%. Et ce chiffre est en croissance exponentielle. Sujet accepté.
Pour la rubrique «écologie», la journaliste Clotilde Plancaoët propose un article sur les méfaits des antennes de téléphones portables, lesquelles émettent des ondes nuisibles. Sujet refusé. L'un des actionnaires du journal étant précisément un fournisseur de réseau téléphonique, il est hors de question d'en dire du mal.
Un sujet sur la pollution des rivières par les engrais? Refusé, trop technique. La journaliste n'a pas d'autre sujet en réserve et, dépitée, elle préfère sortir.
– Suivant, lance Christiane Thénardier négligemment.
Pour la rubrique «science», Franck Gauthier propose un article destiné à dénoncer ceux qu'il nomme «les charlatans de l'homéopathie». Il explique qu'il compte également régler leur compte aux acupuncteurs. Sujet accepté.
– Tiens, Lucrèce, ça va mieux, tes dents de sagesse? chuchote Franck Gauthier en voyant sa collègue de la rubrique «science» s'asseoir à côté de lui.
– Je suis allée chez le coiffeur, du coup ça devient supportable, murmure-t-elle.
Gauthier regarde avec étonnement sa collègue.
– Le coiffeur?
Lucrèce se dit que les hommes ne comprendront jamais rien à la psychologie féminine. Elle ne se donne donc pas la peine d'expliquer qu'aller chez le coiffeur, ou acheter de nouvelles chaussures, est le meilleur moyen pour une femme de se remonter le moral et donc tout le système immunitaire.
Arrive le tour de Lucrèce Nemrod.
La jeune journaliste scientifique a prévu plusieurs sujets. Elle présente d'abord la vache folle.
– Déjà fait.
– La fièvre aphteuse? Ce sont quand même des milliers de moutons qu'on massacre pour faire des économies de vaccin!
– On s'en fiche.
– Un sujet sur le sida? Il y a encore des millions de morts et, depuis la trithérapie, plus personne n'en parle.
– Justement: ce n'est plus à la mode.
– La communication olfactive des plantes? On s'est aperçu que certains arbres percevaient la destruction de cellules à côté d'eux. Donc un arbre sent quand il se passe un crime à côté de lui…
– Trop technique.
– Le suicide des jeunes? Il y en a eu douze mille cette année, sans parler de cent quarante mille tentatives. Une association s'est créée pour aider les gens à se suicider, elle s'appelle Exit.
– Trop morbide.
Inquiétude. Sur son carnet, il ne reste plus d'idées. Tous les journalistes la regardent. La Thénardier semble amusée. Les grands yeux verts en amande de la journaliste s'assombrissent.
J'ai trébuché. Clotilde est partie, la place de souffre-douleur est vacante. Cela ne sert plus à rien d'égrener des sujets. Maintenant elle dira non à tout, rien que pour me faire craquer. La seule manière de m'en tirer? Rester professionnelle. Ne pas prendre ces rejets comme quelque chose de personnel. Trouver un sujet qui la force à dire oui. Je n'ai plus qu'une carte à abattre. La dernière.
– Le cerveau, propose-t-elle.
– Quoi, le cerveau? répond sa supérieure hiérarchique en farfouillant dans son sac à main.
– Un article sur le fonctionnement du cerveau. Comment un simple organe parvient à fabriquer de la pensée.
– Un peu vaste. Il faudrait trouver un angle.
– La mort du docteur Fincher?
– Les échecs, tout le monde s'en fiche.
– Ce Fincher était un surdoué. Un explorateur qui a toujours essayé de comprendre comment fonctionne l'intérieur de notre crâne.
La chef de service prend son sac et, d'un coup, le retourne sur son bureau, amoncelant un tas d'objets hétéroclites allant du rouge à lèvres au téléphone portable en passant par un chéquier, un stylo, des clefs, une petite bombe lacrymogène, des médicaments en vrac.
La jeune journaliste poursuit son argumentaire, considérant que tant qu'on ne lui a pas dit non, le oui est possible.
– L'ascension de Samuel Fincher dans le monde des échecs a été fulgurante. Toutes les télévisions du monde ont retransmis l'événement. Et puis tac, il meurt le soir même de sa victoire dans les bras du top model Natacha Andersen. Pas d'effraction. Pas de blessure. Cause apparente de la mort: la jouissance.
La chef du service Société trouve enfin ce qu'elle cherche. Un cigare. Elle le dégage de son étui de cellophane et le hume.
– Mmm… Natacha Andersen, c'est ce superbe mannequin blond aux jambes interminables et aux grands yeux bleus qui a fait la couverture de Belle la semaine dernière, non? Est-ce qu'on a des photos d'elle déshabillée?
Olaf Lindsen, le directeur artistique qui jusque-là griffonnait sur un cahier, se réveille.
– Heu. Non. Malgré sa réputation sulfureuse, ou peut-être justement à cause d'elle, elle n'a jamais voulu poser nue. Seulement en maillot. Au mieux, disons en «maillot mouillé».
Christiane Thénardier tranche le bout de son cigare à l'aide d’une petite guillotine, mâchouille l'extrémité et crache un bout marron dans sa poubelle.