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–C'est regrettable. Et en retouchant le maillot à l'ordinateur?

On aurait un procès sur les bras, assure le spécialiste. Or, si je ne m'abuse, les nouvelles directives du journal sont: «Surtout, pas de procès.» On a déjà perdu beaucoup d'argent.

– Bon, alors la photo en maillot la plus dénudée possible, maillot mouillé avec un peu de transparence. On devrait pouvoir dénicher ça.

Christiane Thénardier pointe son cigare vers Lucrèce.

– Ouais, le cerveau, finalement c'est peut-être une bonne idée. Ça devrait pouvoir se vendre. Mais il faudrait axer votre article sur ce qui intéresse les gens. Des anecdotes. Des trucs pratiques. Par exemple les mécanismes chimiques de ce qui se passe dans le cerveau durant l'amour. Je ne sais pas, moi. Les hormones. L'orgasme.

Lucrèce note les recommandations sur son calepin comme s'il s'agissait d'une liste de courses à faire.

– On pourrait aussi parler des trous de mémoire. Ça, ce serait plutôt pour notre public plus âgé. On n'aura qu'à rajouter un petit test pratique pour vérifier si on doit consulter un médecin. Vous pourrez me dégoter ça, Olaf? Une image compliquée, et puis un questionnaire test sur l'image. On a des photos de ce Fincher?

Le directeur artistique hoche la tête.

– Parfait. Comment pourrait-on appeler ce dossier… disons… «Les problèmes du cerveau»? Non, mieux: «Les mystères du cerveau.» Ouais, on pourrait titrer ça: «Les mystères du cerveau» ou «Révélations sur les derniers mystères du cerveau». Et avec la photo de Natacha Andersen à moitié nue et un échiquier par transparence, ça peut faire une couverture qui accroche.

Lucrèce est soulagée.

Ça a marché. Merci, Isidore. Maintenant il faut ferrer la prise. Pas de geste brusque, mais occuper le terrain, sinon elle va donner le sujet à Gauthier.

– Le docteur Samuel Fincher et Natacha Andersen habitaient sur la Côte d'Azur, à Cannes. Il serait peut-être judicieux que j'aille enquêter là-bas, dit la jeune journaliste.

La Thénardier prend un air plus circonspect.

– Vous savez bien que, dans le cadre des restrictions budgétaires, nous nous efforçons de réaliser tous les reportages à Paris.

La chef de rubrique fixe sans aménité la jeune journaliste scientifique.

– Mais bon… Remarquez, si le sujet fait la Une… on fera peut-être une exception. Soyons clairs: pour les notes de frais, pas d'excès. Et veillez à faire inscrire chaque fois la TVA, hein?

Les deux femmes se défient du regard. Lucrèce n'a plus la prunelle qui brille.

La Thénardier respecte ceux qui lui tiennent tête. Elle méprise ceux qui s'inclinent devant elle.

– Est-ce que je peux me faire aider d'un free lance? demande Lucrèce Nemrod.

– Qui?

– Katzenberg, signale-t-elle, relevant la tête.

– Il existe encore, celui-là? s'étonne la chef de rubrique.

La Thénardier écrase lentement son cigare.

– Je n'aime pas ce type. Il ne joue pas le jeu. Il est trop solitaire. Trop prétentieux. Le qualificatif exact, c'est «arrogant». Avec ses petits airs supérieurs de Monsieur-je-sais-tout, il m'énerve. Vous savez que c'est moi qui l'ai fait virer de ce service?

Lucrèce connaît par cœur l'histoire d'Isidore Katzenberg. Ancien policier, expert en criminologie, il s'était montré un virtuose des analyses d'indices. Il avait essayé d'accorder davantage d'importance à la science dans les enquêtes policières mais ses chefs l'avaient jugé trop indépendant et avaient peu à peu cessé de lui confier des affaires. Isidore Katzenberg s’était alors reconverti dans le journalisme scientifique en mettant sa connaissance des techniques d'investigation policière au service de ses enquêtes journalistiques. Le lectorat du Guetteur moderne avait fini par l'apprécier tout particulièrement, d'où son surnom, donné par un courrier des lecteurs, de «Sherlock Holmes scientifique», repris ensuite par ses collègues. Mais, un jour, il avait été surpris par un attentat terroriste aveugle dans le métro parisien, il s'en était tiré de justesse parmi les corps démembrés. Dès lors, il s'était voué à une croisade personnelle contre la violence. Il ne voulait plus écrire sur autre chose.

Isidore Katzenberg s'était alors replié sur sa tanière. Seul, il avait entrepris une étrange quête: penser le futur de l'humanité. Il avait donc tracé sur une feuille large comme un mur une arborescence simulant tous les futurs possibles. Sur chaque branche il y avait inscrit un «si». «Si» l'on choisit de privilégier la société de loisir, «si» les grandes puissances entrent en guerre, «si» l'on choisit de privilégier le libéralisme, le socialisme, le robotisme, la conquête spatiale, la religion, etc. Racines, tronc, branches représentaient dans l'ordre le passé, le présent et le futur de l'espèce. Dans cet arbre des possibles il prétendait chercher la VMV, la Voie de la Moin dre Violence, en analysant tous les avenirs probables pour ses congénères.

Lucrèce tient bon.

– Isidore Katzenberg est encore très apprécié par nos lecteurs, c'est un nom associé aux enquêtes approfondies du journal, il me semble.

– Non, nos lecteurs l’ont oublié. Un journaliste qui ne publie pas pendant plus d'un an n'existe plus. Nous produisons un art éphémère, ma chère. Et puis, vous savez, votre Isidore a été un peu commotionné par son attentat dans le métro. A mon avis, sa tête en a été affectée.

La Thénardier le craint.

– J'y tiens, articule Lucrèce.

Les sourcils se lèvent d'étonnement.

– Et moi je vous dis que je n'en veux pas, de votre Katzenberg. Si vous voulez faire l'enquête à deux, allez-y avec Gauthier, c'est votre partenaire logique!

Gauthier hoche la tête.

– Dans ce cas, je préfère démissionner, annonce Lucrèce.

Surprise dans l'assistance. La Thénardier lève le sourcil.

– Vous vous prenez pour qui, mademoiselle Nemrod? Votre statut ici ne vous autorise même pas à démissionner. Vous n'êtes qu'une pigiste. C'est-à-dire rien.

Le regard de Lucrèce se fige. Le trou laissé par sa dent de sagesse arrachée émet une douleur lancinante. Faisant appel à sa volonté, elle tente de la maîtriser.

Pas maintenant la dent, pas maintenant.

– Je crois qu'on s'est tout dit.

Lucrèce se lève en rangeant ses papiers.

Ma bouche ne doit pas grimacer.

La Thénardier la regarde différemment. De la surprise, plus que de la colère, marque son visage. Lucrèce se sent comme une petite souris qui aurait tiré les moustaches d'une lionne et qui continuerait à la braver. Ce n'est pas très intelligent mais c'est amusant.

J'aurai eu le plaisir de faire ça au moins une fois dans ma vie.

– Attendez, lance la Thénardier.

Ne pas se retourner.

– Dites donc, vous montez vite en mayonnaise, vous. Ce nest pas pour me déplaire. J'étais un peu comme ça, moi aussi, quand j'étais plus jeune. Revenez.

S'asseoir gentiment, ne pas laisser entrevoir sa satisfaction.

Bon… si vous y tenez tant, vous pouvez vous faire aider par Katzenberg, mais que ce soit bien clair: pas de notes de frais pour lui et aucune mention de son nom dans l'article. Il vous aidera à enquêter mais il n'écrira pas. Est-ce que vous croyez que, dans ces conditions, il acceptera?

– Il acceptera. Je le connais, il ne fait pas ça pour la gloire ni pour l'argent. Vous savez, pour lui, l'unique question importante, la seule qui l'obnubile actuellement c'est: «Qui a tué Fincher?»

8.

M. Jean-Louis Martin était un homme ordinaire.