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Il a du mal à rouvrir les yeux.

– Demain? répète-t-il, comme si c'était une notion difficile à appréhender.

– Oui «demain», dit-elle en insistant sur le mot.

– Demain on va voir le corps de Fincher. Vous pouvez éteindre, s'il vous plaît?

Apaisement de l'obscurité.

Il s'affale sur son lit et, après s'être énergiquement tourné sur le côté, il serre son édredon contre sa poitrine, et s'endort sans ronfler.

Comme il est gentil, pense-t-elle.

Il rêve qu'il marche toujours dans la neige avec ses chaussures neuves qui craquent. Il pénètre dans la chaumière. Lucrèce est à l'intérieur.

12.

La vie de Jean-Louis Martin bascula un dimanche soir. Il se promenait tranquillement avec sa femme, Isabelle, après un dîner qui avait été suivi d'une partie d'échecs chez son ami Bertrand.

C'était l'hiver, il neigeait. A cette heure tardive, la rue était déserte. Ils marchaient précautionneusement pour ne pas glisser. Soudain un vrombissement de moteur. Des pneus miaulèrent, ne trouvant pas d'adhérence sur le sol verglacé. Sa femme évita de justesse le bolide. Pas lui.

Il eut à peine le temps de comprendre ce qui arrivait que, déjà, il était fauché et projeté en l'air. Tout lui sembla se dérouler au ralenti.

Etonnant le nombre d'informations qu'on peut percevoir dans ces instants infimes. De là-haut il eut l'impression de tout voir, et notamment sa femme qui le regardait bouche bée, alors que son chien, lui, n'avait même pas levé le museau et se demandait où était passé son maître.

La voiture fila sans s'arrêter.

Il était encore en suspension et pensait très vite. Puis, juste après l'étonnement vint la douleur. Autant sur le coup il n'avait rien senti, comme s'il avait verrouillé tous les nerfs pour que le message n'arrive pas, autant maintenant il ressentait le choc comme une vague d'acide qui se déversait partout dans son corps.

J'AI MAL.

Une douleur terrible. Une immense brûlure. Comme la fois où il s'était pris deux cent vingt volts dans la main en saisissant un fil électrique dénudé. Ou quand cette voiture qui reculait lui était passée sur le bout des orteils. Il s'en souvenait. Cela avait irradié jusqu'au sommet de son crâne. Et puis une névralgie faciale avait incendié le réseau des nerfs de son visage. Tout un passé de «douleurs soudaines et intenses» remontait en lui. Un bras cassé dans une chute de cheval. Les doigts coincés dans une charnière de porte. Un ongle incarné. Un enfant qui lui tire vigoureusement les cheveux dans une bataille de récréation. Dans ces moments-là on ne pense qu'à une chose: que cela s'arrête. Que cela s'arrête tout de suite.

Avant qu'il ne retombe au sol il eut une deuxième pensée fulgurante:

«J'AI PEUR DE MOURIR!»

13.

Morgue de Cannes. Elle se trouve au 223, avenue de Grasse, sur les hauteurs de la ville. C'est un bâtiment ouvragé qui, de l'extérieur, évoque davantage une belle villa qu'un lieu de mort. Une haie de cyprès encercle un jardin décoré de lauriers mauves. Les deux journalistes parisiens entrent. Les plafonds sont hauts et les murs tendus de tapisserie parme et blanche.

Au rez-de-chaussée, les salons funéraires s'alignent et les familles viennent rendre un dernier hommage à leur défunt, maquillé, la peau regonflée par les thanatopracteurs grâce à la résine et au formol.

Pour accéder au sous-sol qui sert de laboratoire médico-légal, Isidore Katzenberg et Lucrèce Nemrod traversent un couloir étroit surveillé par un concierge antillais aux longs cheveux rastas tressés. Il est absorbé dans la lecture de Roméo et Juliette.

– Bonjour, nous sommes journalistes, nous souhaitons rencontrer le médecin légiste chargé de l'affaire Fincher.

Le concierge met du temps avant de leur accorder un regard. Le drame survenu jadis aux amants de Vérone, ainsi qu'à leurs parents, leurs collatéraux et leurs amis a l'air de le bouleverser et c'est avec un air triste qu'il consent à faire coulisser la vitre de l'Hygiaphone qui le protège des importuns.

– Désolé, la consigne est formelle: pas de visite au labo en dehors des juges d'instruction.

Le concierge antillais ferme la vitre et se replonge dans son livre juste au moment où Roméo déclare sa flamme et où Juliette lui explique les problèmes qu'il risque d'avoir avec ses beaux-parents un peu bornés.

Nonchalamment, Isidore Katzenberg sort un billet de cinquante euros et le plaque contre la vitre de l'Hygiaphone.

– Ça vous motive? risque-t-il.

Roméo et Juliette viennent soudain de perdre un peu de leur intérêt.

La vitre coulisse et une main preste sort pour saisir la coupure. Isidore s'adresse alors à sa comparse:

– Notez, Lucrèce, la quatrième motivation: l'argent.

Elle sort son carnet et inscrit.

– Chuuut, on pourrait nous entendre, dit le concierge, inquiet.

Il attrape le billet mais Isidore ne le lâche pas.

– Qu'allez-vous faire de cet argent? demande Isidore.

– Lâchez, vous allez le déchirer!

Les deux hommes serrent le billet et tirent dans des directions opposées.

– Qu'allez-vous faire de cet argent?

– Quelle question! Qu'est-ce que ça peut vous faire?

Isidore maintient sa prise.

– Eh bien… je ne sais pas, moi. Acheter des livres. Des disques. Des films vidéo, répond le gardien.

– Comment pourrait-on appeler ce quatrième besoin? s'interroge à haute voix Lucrèce, amusée par la situation et la gêne du concierge.

– Disons: les besoins de confort. Un: la cessation de la douleur; deux: la cessation de la peur; trois: l'assouvissement des besoins de survie; quatre: l'assouvissement des besoins de confort.

Le concierge tire plus fort sur le billet et l'empoche enfin. Comme pour se débarrasser de ces deux bruyants personnages, il appuie sur le bouton et la grande porte vitrée coulisse dans un feulement.

14.

Lorsque Jean-Louis Martin se réveilla il fut content d'être vivant. Puis il fut content de ne ressentir aucune douleur.

Il vit qu'il était dans une chambre d'hôpital et il se dit qu'il devait présenter, malgré tout, quelques contusions. Sans bouger la tête, il regarda son corps en pyjama et constata qu'il avait ses quatre membres et qu'il n'y avait nulle part de plâtre ou d'attelle. Il fut soulagé d'être «complet».

Il tenta de bouger sa main, mais elle ne répondit pas. Il tenta de bouger son pied. Son pied ne lui obéit pas. Il voulut crier, mais il ne pouvait pas ouvrir la bouche. Plus rien ne fonctionnait.

Quand Jean-Louis Martin prit conscience de son état, il fut épouvanté.

Les seuls actes qu'il pouvait accomplir étaient: voir, et d’un oeil seulement, et entendre, d'une oreille seulement.

15.

Odeur de salpêtre. La morgue est en sous-sol. Couloirs gris. Enfin ils trouvent la bonne porte. Ils frappent. On ne répond pas. Ils entrent. Un homme de haute stature, occupé à insérer une éprouvette dans une centrifugeuse, leur tourne le dos.

– Vous venons pour l'affaire Fincher…

– Qui vous a laissé entrer? Ah, ce doit être le concierge. Cette fois-ci il va m'entendre! Quiconque dispose d'un petit pouvoir en abuse pour exhiber son importance.

– Nous sommes journalistes.

L'homme se retourne. Cheveux noirs ondulés, petites lunettes demi-lunes, il a une belle prestance. Sur la poche de sa blouse est brodé «Professeur Giordano». Il les toise sans aménité.

– J'ai déjà tout dit à la police criminelle. Vous n'avez qu'à vous adresser directement à eux.

Puis, sans attendre de réponse, il récupère l’éprouvette et quitte son bureau pour disparaître dans une autre pièce.