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– Il faut trouver sa motivation, chuchote Isidore. Laissez-moi faire.

Le professeur Giordano revient et leur lance un glaciaclass="underline"

– Encore là?

– Nous voudrions rédiger un article sur vous précisément. Un portrait.

Ses traits se détendent légèrement.

– Un article sur moi? Je ne suis qu'un fonctionnaire municipal.

– Vous observez de près ce que l'on cache généralement au grand public. Non seulement la mort, mais les morts étranges. Cela ne vous prendrait pas longtemps. Nous voudrions visiter la salle d'autopsie et vous y photographier dans votre labeur quotidien.

Le professeur Giordano accepte. Il réclame cinq minutes pour récupérer la clef dans sa veste, à un autre étage.

Les deux journalistes examinent les instruments d'analyse autour d'eux.

– Bravo, Isidore. Comment avez-vous su le prendre?

– Chacun sa motivation. Lui c'est la célébrité. Vous n'avez pas remarqué le diplôme derrière lui et les trophées de sport sur la petite étagère? S'il les exhibe, c'est qu'il a un problème d'image. Il est préoccupé par l'estime qu'on lui porte. Un article sur lui dans la presse, du coup, devient une forme de reconnaissance.

– Pas mal vu.

– Chaque humain détient son mode d'emploi. Cela se résume à trouver son levier principal. Pour le repérer il faut percevoir l'enfant qu'il a été et se poser la question: «Qu'est-ce qu'il lui manquait à l'époque?» II peut s'agir des baisers de sa maman, cela peut être des jouets ou, comme pour ce Giordano, l'admiration des autres. Ce type a envie d'épater.

– L'admiration des autres serait selon vous la cinquième motivation?

Isidore examine la centrifugeuse de plus près.

– On pourrait élargir cette notion à la reconnaissance du groupe.

– La socialisation?

– J'inclurais même ce besoin dans une notion plus large de devoir envers les autres. Sous le terme «devoir», j'inclus le devoir envers ses parents, envers ses professeurs, envers ses voisins, envers son pays et puis envers tous les autres êtres humains. Ce professeur Giordano accomplit son devoir de bon fils, bon élève, bon citoyen, bon fonctionnaire et il veut que cela se sache.

Lucrèce sort son calepin et recompte.

– Nous avons donc: un: - la cessation de la douleur; deux: - la cessation de la peur; trois: - l'assouvissement des besoins de survie; quatre: - l'assouvissement des besoins de confort; cinq: - le devoir.

Isidore remarque:

– Ce même «devoir» qui fait que les gens acceptent d'aller à la guerre, supportent les sacrifices. On est éduqué comme un agneau dans le troupeau. Ensuite on ne peut plus quitter le troupeau et on agit pour plaire aux autres moutons du troupeau. C'est pour cela que tout le monde est à la recherche de médailles, d'augmentations de salaire ou d'articles dans les journaux. Une partie de la consommation de nos besoins de confort est liée à cette notion de devoir. On achète télévision et voiture pas forcément parce qu'on en a besoin mais pour montrer aux voisins qu'on appartient bien au troupeau. On essaie d'avoir la plus jolie télévision et la plus jolie voiture pour prouver qu'on est riche et qu'on est un élément méritant du troupeau.

Le professeur Giordano revient, les cheveux laqués et encore mieux peignés, avec une blouse neuve. Brandissant une clef, il leur demande de les suivre dans la salle voisine. Une pancarte indique autopsie. Le médecin légiste enfonce la clef et la porte s'ouvre.

La première information qui les assaille est d'ordre olfactif. Une ignoble odeur de cadavres mêlée à une autre: celle d'un désinfectant au formol et à la lavande. La vapeur de ces infimes particules olfactives pénètre les fosses nasales des journalistes, se dissout dans le mucus qui en recouvre les parois. Les cils neurorécepteurs qui baignent dans ce mucus nasal y piègent les molécules odorantes et les font remonter jusqu'à l'apex, la partie la plus haute du nez. Là, quatorze millions de cellules réceptrices étalées sur deux centimètres carrés analysent l'odeur pour la transformer en signaux qui foncent vers le bulbe olfactif puis vers l'hippocampe.

– Ça pue! clame Lucrèce en se bouchant le nez, imitée très vite par Isidore.

L'odeur n'indispose pas du tout leur hôte, plutôt amusé par cette réaction habituelle aux visiteurs néophytes.

– Normalement, on met un masque à gaz. Mais là tous les corps sont recousus, alors ce n'est pas nécessaire. Je me souviens qu'une fois un collègue avait oublié d'enfiler son masque à gaz avant d'ouvrir le ventre d'un type qui s'était suicidé avec des produits chimiques. II avait mélangé des médicaments, des détergents, des lessives! Le tout avait macéré dans l'estomac et, quand mon collègue a entamé l'autopsie, il en est sorti une vapeur tellement toxique que le pauvre a dû être hospitalisé d'urgence.

Le médecin légiste pouffe tout seul.

Autour d'eux, six tables en inox avec leurs trébuchets en bois blanc pour poser la tête des morts et des rigoles pour évacuer les fluides corporels. Sur quatre tables sont posés des corps recouverts d'une bâche en plastique, seuls les pieds sont visibles et portent une étiquette au gros orteil.

– Un accident de voiture…, signale Giordano avec fatalisme. Ils pensaient qu'ils avaient le temps de doubler le camion avant le virage.

Sur le mur de droite: un immense évier avec des distributeurs de savon à manette et des stérilisateurs d'objets chirurgicaux, une armoire pour ranger les blouses de travail, dans un coin un vidoir pour jeter les déchets organiques, au fond une porte marquée salle des rayons x. entrée interdite. Sur le mur de gauche: des placards réfrigérés portant des lettres de l'alphabet.

– Bon, alors, vous voulez savoir quoi?

– Nous voudrions commencer par une photo devant votre labo avec vos outils, dit Lucrèce qui a bien compris la leçon de mise en valeur de l'interviewé.

Le savant accepte sans trop se faire prier, exhibant des pinces ou un scalpel pour se donner une contenance. Une fois la séance terminée, Lucrèce sort son carnet. Selon vous, Fincher serait mort de quoi?

Le professeur Giordano va vers l'armoire à fiches et en tire un dossier au nom de Fincher. Il contient des photos, des expertises, une cassette audio réalisée lors de l'autopsie, des listes de résultats d'analyses chimiques.

– … d'amour.

– Pouvez-vous être plus explicite? demande Isidore Katzenberg.

L'autre lit son dossier.

– Pupilles dilatées. Veines tendues. Afflux anormal de sang dans le cerveau et le sexe.

– Dans le sexe? s'étonne Lucrèce. On peut détecter ça après la mort?

Giordano paraît satisfait de la question.

– En fait, quand l'homme a une érection c'est qu'un afflux de sang arrive dans son corps caverneux par des artères. Ensuite les veines qui reçoivent ce sang se resserrent pour maintenir la rigidité. Mais le sang ne peut pas stagner trop longtemps dans le corps caverneux, sinon les cellules sanguines manqueraient d'oxygène. C'est pourquoi, même lors d'érections très longues, il se produit de temps en temps un petit ramollissement pour laisser un peu de sang ressortir chercher l'oxygène. Or, dans le cas de Fincher, nous avons trouvé des cellules nécrosées qui ont l'air d'avoir stagné très longtemps.

– Et en dehors des cellules nécrosées l'analyse sanguine a donné quoi? demande Isidore comme s'il voulait changer de sujet.

– Un taux d'endorphines anormalement élevé.

– Cela signifie quoi?

– Qu'il a connu un monumental orgasme. On sait bien que l'orgasme masculin n'est pas forcément lié à l'éjaculation. Il peut y avoir éjaculation sans orgasme et orgasme sans éjaculation. Le seul révélateur de l'orgasme, pour l'homme comme pour la femme, c'est la présence d'endorphines.

– C'est quoi les endorphines? demande Lucrèce, intéressée, en relevant ses longs cheveux roux micro-ondulés.

Le professeur Giordano rajuste ses petites lunettes demi-lunes et observe un peu mieux la jeune femme.