Выбрать главу

Ecrire ceci m’a procuré un plaisir immense, mais aussi de sévères angoisses - celles-ci, il faut reconnaître, aiguisant sans doute celui-là. Je voyais un segment de temps, à un bout le point petit a: j’ai rendu le texte au Monde, je ne peux plus y toucher, plus revenir en arrière, le train est lancé, et à l’autre bout le point petit b: c’est le terminus, tu as lu, tu vas à ma rencontre sur le quai de la gare, ta culotte est trempée, tu es éperdue de désir et de gratitude, tout s’est passé exactement comme je le rêvais. Entre petit a, fin mai, et petit b, le 20 juillet 2002 а 17 h 45, tout peut arriver, et tu peux me faire confiance pour avoir tout imaginé, du contretemps bénin а la catastrophe sans remède. Que la SNCF fasse grève, ou les NMPP. Que tu rates le train ou que le train déraille. Que tu ne m’aimes plus, que je ne t’aime plus, que nous ne soyons plus ensemble, que cette surprise innocente et légère se transforme en quelque chose de triste ou, pire encore, d’embarrassant. Il faudrait être parfaitement affranchi de toute pensée magique pour planifier à ce point son plaisir sans craindre de défier les dieux. Imagine, tu es dieu et un mortel vient te dire, par la voie du Monde que tu reçois des éternités à l’avance: voilа, ce jeudi 23 mai j’ai décidé que le samedi 20 juillet, dans le train de 14 h 45 pour La Rochelle, la femme que j’aime se branlera en suivant mes instructions et jouira entre Niort et Surgères, comment est-ce que tu le prendrais? Je pense que tu trouverais ça gonflé. Mignon, mais gonflé. Tu te dirais que ça mérite une petite leçon. Pas la foudre qui s’abat sur l’imprudent, pas le vautour qui lui dévore le foie, mais quand même une petite leçon. Quel genre de petite leçon? Moi, je crois qu’à ta place - toujours si tu étais dieu - je chercherais à arranger ça comme dans un film de Lubitsch, où le spectateur reçoit toujours ce qu’il voulait, mais jamais de la façon qu’il voulait. Et je crois que, pour donner à ce scénario trop bien programmé le twist inattendu qui à la fois déjoue et comble l’attente, Lubitsch se servirait justement de ton voisin ou de ta voisine. Il pourrait par exemple être sourd-muet. Tu imagines, une jolie sourde-muette, genre Emmanuelle Laborit, qui depuis dix minutes regarde а la dérobée les lèvres de la femme assise à côté d’elle en train de psalmodier, les yeux fermés, extatiquement: «J’ai envie de ta bite dans ma chatte»? Comme dirait mon ami Jacques Fieschi, «Je vois la scène», et pour la conclure le choix est large, cela va du léger et gracieux moment de trouble entre filles, façon Michel Deville, au registre plus franchement porno, tu es trop jeune pour avoir connu Emmanuelle, l’épisode dans l’avion au début, moi ça m’a fait bander comme un fou à seize ans. Cela dit, si l’idée est de me donner une leçon en faisant échapper ta jouissance à mon contrôle et en la détournant vers un bénéficiaire imprévu, la jolie sourde-muette devrait céder la place à un joli sourd-muet, qui comme tu t’en doutes m’enthousiasme nettement moins. Passons, d’autant que je pense à une autre situation.

Se retrouver dans un lieu public en face d’un inconnu occupé à lire votre livre, c’est une chose qui arrive dans la vie d’un écrivain, mais pas tellement souvent. On ne peut pas compter dessus. Il est en revanche certain que pas mal de voyageurs dans ce train lisent Le Monde. Essayons de calculer. La France a 60 millions d’habitants, Le Monde tire à 600 000 exemplaires, ses lecteurs représentent donc 1% de la population. La proportion d’entre eux dans le TGV Paris-La Rochelle un samedi après-midi de juillet doit être beaucoup plus élevée, je serais tenté de multiplier carrément par 10. A la louche, 10 %, dont la plupart, parce qu’aujourd’hui ils ont le temps, jetteront au moins un coup d’oeil, pour voir, à la nouvelle offerte en supplément. Là-dessus, je ne voudrais pas paraître prétentieux, mais les chances que ces jeteurs-de-coup-d’oeil-pour-voir lisent ceci jusqu’au bout avoisinent selon moi les 100%, pour la simple raison que lorsqu’il y a du cul on lit jusqu’au bout, c’est comme ça. Cela signifie qu’environ 10 % de tes compagnons de voyage lisent, ont lu ou vont lire ces instructions au cours des trois heures que vous passez ensemble dans ce train. C’est un tout autre ordre de probabilités que celui d’avoir une jolie sourde-muette а tes côtés. Il y a une chance sur dix, j’exagère sans doute mais pas tant que ça, pour que la personne assise à côté de toi lise en ce moment la même chose que toi. Et si pas la personne à côté de toi, d’autres pas loin.

Waouh.

Tu ne crois pas que le moment est venu d’aller au bar? Alors prends ce cahier, roule-le dans ton sac, lève-toi et commence la traversée du train. Je t’attends là-bas. Ne ressors le cahier que quand tu y seras.

Voilа. Tu as fait la queue, commandé un café ou de l’eau minérale. Il y a beaucoup de monde dans le bar. Tu as quand même trouvé une place sur un tabouret, ressorti de ton sac le journal qui est ouvert devant toi, sur la tablette en plastique gris, et maintenant tu reprends ta lecture. Est-ce que la même idée t’est venue qu’а moi, en traversant les wagons? Quelqu’un, dans ce train, lit cette histoire. Il lit, peut-être qu’il sourit en lisant, peut-être qu’il se dit tiens, c’est marrant, qu’est-ce qui leur prend, au Monde? et puis а un moment il lit que ça se passe dans le TGV Paris-La Rochelle de 14 h 45, le samedi 20 juillet. Il lève les sourcils, il lève les yeux au-dessus de son journal, il a un petit instant, de vertige serait trop dire, mais enfin de trouble, il relit la phrase et il se dit: bon sang, c’est mon train! Et puis, l’instant d’après: mais alors, la fille dont il est question, la destinataire, elle y est aussi, dans ce train! Homme ou femme, mets-toi à sa place. Est-ce que tu ne trouverais pas ça excitant? Est-ce que tu n’essaierais pas de la repérer, la fille? Tu n’as pas de description physique, je m’en suis bien gardé, mais tu disposes d’un indice, et un indice extrêmement précis: tu sais qu’entre Poitiers et Niort, c’est-а-dire entre 16 h 15 et 16 h 45, on doit pouvoir la trouver au bar. Alors qu’est-ce que tu fais? Tu y vas. Moi, en tout cas, j’irais. Lecteur, lectrice, je vous invite, ne restez pas а faire tapisserie, entrez dans la danse: prenez votre exemplaire du Monde en signe de reconnaissance et rendez-vous au bar.

Je ne sais pas si tu y es entrée, toi, en ayant pris conscience de ce que cela impliquait ou si tu le découvres seulement à l’instant, je ne sais pas ce que tu en penses, mais je dois dire que, moi, j’adore cette situation. Ce qui me plaît, c’est que, contrairement à la scène avec la jolie sourde-muette, elle ne repose sur rien d’aléatoire mais découle de façon certaine du dispositif mis en place. Si la nouvelle est bien parue le jour dit, si le train circule bien le jour dit, si le bar n’est pas en grève, il est absolument certain - ou alors c’est à désespérer - que quelques-uns des passagers et j’espère des passagères s’y pointeront а l’heure dite, c’est-а-dire maintenant, dans l’espoir de t’identifier. Ils sont là, autour de toi. Je ne les connais pas, mais je les ai convoqués il y a deux mois et ils sont là. Ça, c’est de la littérature performative, non?