Effectivement, la surelle apaisait. Un peu. Mais le goût en était infect, et vous crachiez rouge comme du sang. Force lui fut cependant de marcher jusqu’au soir, ce jour-là et le jour d’après et le jour d’après, parce qu’elle était trop à vif pour remonter en selle. Autrement pire était l’état de Tourte ; Yoren dut déplacer des barriques pour lui permettre de s’allonger sur des sacs d’orge à l’arrière d’un fourgon, et le moindre cahot le faisait gémir. Quoiqu’intact, lui, Lommy Mains-vertes se tenait le plus loin possible d’Arya. « Il tique dès que ton regard le frôle », dit Taureau, comme elle marchait à côté de lui. Elle ne répondit pas. Il était apparemment plus sûr de n’adresser la parole à personne.
Couchée à la dure, cette nuit-là, sous sa mince couverture, elle observa la grande comète rouge. Elle la trouvait tout à la fois splendide et terrifiante. Taureau la nommait « l’Epée Rouge », eu égard, jurait-il, à sa ressemblance avec une lame encore incandescente. Mais lorsque Arya eut suffisamment louché dessus pour y voir aussi une épée, ce n’est pas une épée nouvelle qu’elle vit là, mais Glace, la grande épée de Père, toute d’acier valyrien moiré, Glace rougie de sang, après que ser Ilyn, la Justice du roi, l’avait utilisée pour perpétrer le meurtre. Yoren avait eu beau l’obliger à regarder ailleurs au moment de l’exécution, Arya ne pouvait s’en défendre, Glace avait dû, après, ressembler à cette comète.
Elle finit par s’endormir et, aussitôt, rêva de la maison. Avant de se poursuivre jusqu’au Mur, la route royale passait par Winterfell. Yoren avait promis de l’y laisser, sans que quiconque eût la moindre idée de sa véritable identité. Elle aspirait à revoir Mère, et Robb, et Bran, et Rickon…, mais c’était à Jon qu’elle pensait le plus. Quel bonheur ce serait que d’atteindre le Mur avant Winterfell et de s’y faire ébouriffer par Snow, de l’entendre murmurer : « Sœurette » ! Elle lui dirait : « Tu m’as manqué », et il le dirait au même moment, selon leur habitude de toujours dire les choses d’une seule voix. Un si grand bonheur, hélas, que cela. Un bonheur préférable à n’importe quel autre.
SANSA
Le jour anniversaire de Joffrey, l’aube parut dans tout son éclat, le vent faisait fuir tout en haut du ciel quelques nuages au travers desquels se discernait la longue queue de la grande comète. De la fenêtre de sa tour, Sansa observait celle-ci quand se présenta ser Arys du Rouvre, qui devait l’escorter jusqu’aux lices. « Que signifie-t-elle, à votre avis ? lui demanda-t-elle.
— Gloire à votre fiancé, répondit-il du tac au tac. A voir comme elle flamboie aujourd’hui, on dirait que les dieux eux-mêmes ont brandi leur étendard en l’honneur de Sa Majesté. Le petit peuple ne l’appelle que “la comète du roi Joffrey”. »
La version des flagorneurs, sans doute. Sansa demeurait sceptique « J’ai entendu les servantes la nommer “la Queue du dragon”.
— Le roi Joffrey occupe maintenant, dans le palais que construisit le fils de celui-ci, le trône qu’occupa jadis Aegon le Dragon. Il est l’héritier du dragon et, autre signe, l’écarlate est la couleur de la maison Lannister. A n’en point douter, cette comète nous est envoyée pour proclamer, tel un héraut, l’intronisation de Joffrey. Elle signifie qu’il triomphera de ses ennemis. »
Vraiment ? se demanda-t-elle. Les dieux seraient-ils si cruels ? Mère, à présent, faisait partie des ennemis de Joffrey, et Robb aussi. Père avait péri sur ordre du roi. Mère et Robb devaient-ils périr à leur tour ? La comète était rouge, sans conteste, mais Joffrey était autant Baratheon que Lannister, et l’emblème de ses pères était un cerf noir sur champ d’or. Les dieux n’auraient-ils pas dû, dès lors, lui expédier une comète d’or ?
Les battants refermés, Sansa se détourna vivement de la fenêtre. « Vous me semblez fort en beauté, madame, aujourd’hui, dit ser Arys.
— Merci, ser. » S’attendant que son roi l’obligerait à assister au tournoi qu’il se donnait, elle avait consacré les soins les plus minutieux à sa parure et à sa toilette. Elle portait la résille de pierres de lune qu’il lui avait offerte et une robe de soie mauve dont les longues manches dissimulaient les ecchymoses de ses bras – autant de présents de Joffrey… En apprenant qu’on avait proclamé Robb roi du Nord, il était entré dans une fureur noire et avait dépêché ser Boros la rosser.
« Prête ? » Ser Arys lui offrit son bras, et elle se laissa emmener. Puisqu’elle devait toujours avoir un garde attaché à ses pas, plutôt celui-ci qu’un autre. Ser Boros était violent, ser Meryn glacial, les étranges yeux morts de ser Mandon la mettaient mal à l’aise, ser Preston la traitait en arriérée mentale. Ser Arys du Rouvre, lui, se montrait courtois et cordial de ton. Il avait même, une fois, protesté lorsque Joffrey lui ordonnait de la frapper. Il avait certes fini par obtempérer, mais pas aussi fort que l’eussent fait ser Meryn ou ser Boros, et du moins non sans avoir d’abord tenté de discuter. Les autres obéissaient aveuglément, tous… excepté le Limier, mais Joff ne chargeait jamais le Limier de la punir. Les cinq autres lui servaient à ça.
Ni les traits ni les cheveux châtain clair de ser Arys n’étaient d’un commerce désagréable. Il avait même plutôt bonne mine, aujourd’hui, dans son manteau de soie blanche agrafé à l’épaule par une feuille d’or, avec sa tunique sur la poitrine de laquelle étincelaient les vastes frondaisons d’un chêne brodé en fil d’or. « Qui remportera la palme, aujourd’hui, selon vous ? lui demanda-t-elle comme elles descendait l’escalier, toujours à son bras.
– Moi, sourit-il. Mais ce triomphe n’aura guère de saveur, je crains, faute d’espace et de rivaux sérieux. A peine si deux vingtaines entreront en lice, écuyers et francs-coureurs inclus. Piètre honneur que de démonter des bleus. »
Quelle différence avec le tournoi précédent…, songea Sansa. Le roi Robert l’avait donné en l’honneur de Père. Grands seigneurs et fabuleux champions étaient accourus des quatre coins du royaume pour y prendre part, et la ville entière pour y assister. Elle s’en rappelait toutes les splendeurs : les pavillons, le long de la rivière, et, à la porte de chacun, l’écu d’un chevalier, les longues rangées soyeuses d’oriflammes flottant au vent, le miroitement du soleil sur l’acier poli, l’or des éperons, le jour tracassé par les sonneries de trompettes, le martèlement des sabots, les nuits enchantées de fêtes et de chansons. Elle s’en souvenait comme des heures les plus magiques de son existence, mais tout cela semblait dater d’un autre âge, à présent. Robert Baratheon était mort, mort, Père, aussi, décapité comme traître sur le parvis du Grand Septuaire de Baelor. A présent, le royaume avait trois rois, la guerre faisait rage au-delà du Trident, la ville était bondée de gens au désespoir. Rien d’étonnant si Joffrey devait s’offrir son chétif tournoi derrière les murs formidables du Donjon Rouge…
« Vous croyez que la reine y assistera ? » Sansa se sentait toujours moins menacée lorsque Cersei se trouvait là pour refréner son fils.
« Je crains que non, madame. Le Conseil est en séance. Quelque affaire urgente. » Il baissa la voix. « Lord Tywin est parti se terrer à Harrenhal au lieu de ramener ici son armée comme le lui ordonnait la reine. Sa Grâce est furieuse. » Sur ce, il se tut : vêtue de manteaux écarlates et coiffée du heaume à mufle de lion passait une colonne de gardes Lannister. Si ser Arys adorait cancaner, il ne s’abandonnait à son penchant que lorsqu’il était certain que ne traînaient point d’oreilles indiscrètes.