Ils découvrirent sur la courtine extérieure la lice et la tribune édifiée par les charpentiers. Quelque chose de bien mesquin, vraiment. Et à peine la moitié des places était-elle occupée. Et la plupart des spectateurs portaient au surplus l’écarlate Lannister ou l’or du Guet. En fait de seigneurs et de dames, il n’y avait là que la pauvre poignée demeurée à la cour. Le grisâtre lord Gyles Rosby suffoquait dans un mouchoir de soie rose. Ses filles, Lollys la bovine et Fallys la vipère, servaient de parenthèses à lady Tanda. L’exilé Jalabhar Xho n’exhibait là sa peau d’ébène qu’à défaut de meilleur refuge. Quant à lady Ermesande – juste un bambin dans le giron de sa nourrice –, le bruit courait qu’elle allait bientôt épouser l’un des cousins de la reine et, par là, permettre aux Lannister de s’approprier ses terres.
Une jambe négligemment jetée par-dessus le bras tarabiscoté de son fauteuil, le roi prenait l’ombre sous un dais d’écarlate, ses frère et sœur Tommen et Myrcella assis derrière lui. Au fond de la loge royale, Sandor Clegane montait sa faction, les pouces passés dans sa ceinture. Une broche de pierreries retenait sur ses larges épaules le blanc manteau de la Garde dont l’étoffe neigeuse jurait quelque peu avec la bure brune de la tunique et le cuir clouté du justaucorps. « Lady Sansa », annonça-t-il d’un ton sec en la voyant. Son timbre avait le moelleux de la scie dans le bois. Non contentes de le défigurer, ses cicatrices calcinées lui tordaient un côté de la bouche quand il parlait.
Au nom de Sansa, la princesse Myrcella se contenta d’incliner timidement la tête en signe de bienvenue, mais son embonpoint n’empêcha pas le prince Tommen de se lever d’un bond fougueux. « Savez-vous, Sansa ? je vais courir des lances, aujourd’hui ! Mère m’a donné la permission. » Avec ses huit ans tout juste sonnés, il rappelait Bran, son contemporain, désormais infirme mais en vie, là-bas, à Winterfell. Que n’eût-elle donné pour se trouver auprès de lui… !
« Je crains pour les jours de votre adversaire, dit-elle pompeusement.
— Son adversaire sera bourré de paille », dit Joff en se levant. Le lion rugissant gravé sur son corselet de plates doré semblait trahir ce qu’il attendait de la guerre : engouffrer tôt ou tard un chacun. Grand pour les treize ans qu’il fêtait en ce jour, il avait la blondeur et les prunelles vertes des Lannister.
« Sire », dit-elle en lui plongeant une révérence.
Ser Arys s’inclina. « Que Votre Majesté daigne me pardonner, je dois aller m’équiper. »
D’un geste bref, Joff le congédia, tout en étudiant Sansa des pieds à la tête. « Il me plaît que vous portiez mes pierres. »
Il avait donc décidé de jouer les galants, aujourd’hui. Elle répondit, soulagée : « Soyez remercié pour elles… et pour ces mots affectueux. Je souhaite un heureux anniversaire à Votre Majesté.
— Assise, commanda-t-il en désignant le siège vide à ses côtés. Savez-vous la nouvelle ? Le roi Gueux est mort.
— Qui donc ? » Une seconde, elle craignit qu’il ne s’agît de Robb.
« Viserys. Le dernier fils d’Aerys le Fol. Je n’étais pas né qu’il vagabondait déjà par les cités libres en s’intitulant roi. Mère dit que les Dothrakis l’ont finalement couronné. D’or en fusion. » Il s’esclaffa. « C’est comique, non ? Leur emblème était le dragon. Un peu comme si quelque loup tuait votre félon de frère. Peut-être en nourrirai-je des loups quand je l’aurai attrapé. A propos, vous ai-je dit que je compte le défier en combat singulier ?
— Je serais heureuse de voir cela, Sire. » Plus que tu ne crois. Malgré le ton froidement poli qu’elle avait adopté, les yeux de Joffrey s’étrécirent – se moquait-elle ? « Prendrez-vous part au tournoi ? » demanda-t-elle précipitamment.
Il se renfrogna. « Madame ma mère le déclare inconvenant, dans la mesure où il se donne en mon honneur. Sans quoi j’aurais raflé le prix. N’est-ce pas, Chien ? »
La bouche du Limier se tordit. « Contre cette racaille ? Pourquoi non ? »
Lui avait remporté le tournoi de Père, se souvint Sansa. « Jouterez-vous, messire ? s’enquit-elle.
— Vaut même pas la peine de m’armer, grommela-t-il avec un souverain mépris. Combat de moustiques. »
Le roi éclata de rire. « Farouche aboiement que celui de mon chien ! Peut-être devrais-je lui commander d’affronter le champion du jour. Un duel à mort…» C’était une friandise, pour Joff, que d’obliger les gens à se battre à mort.
« Mais tu ferais là piètre figure de chevalier. » Le Limier s’était toujours refusé à prononcer les vœux de chevalerie. Par haine de son frère qui l’avait fait, lui.
Une sonnerie de trompes éclata là-dessus. Le roi s’adossa confortablement et saisit la main de Sansa. Un geste qui, naguère encore, l’aurait chavirée, mais, depuis qu’au lieu de la grâce de Père il lui avait offert sa tête, il lui inspirait, sans qu’elle en montrât rien, la dernière des répugnances. Elle se contraignit à feindre une parfaite tranquillité.
« Ser Meryn Trant, de la Garde », appela le héraut.
Revêtu de plate blanche guillochée d’or, ser Meryn se présenta par le côté ouest de la cour. Il montait un destrier laiteux à longue crinière grise, et son manteau flottait derrière lui comme un champ de neige. Il portait une lance de douze pieds.
« Ser Hobber Redwyne, de La Treille », entonna le héraut. Ser Hobber entra au trot par l’est sur un étalon noir caparaçonné de bleu et de lie-de-vin. Sa lance était rayée des mêmes couleurs, et sur son écu se voyait le pampre de sa maison. Lui et son frère jumeau étaient, comme Sansa, les hôtes forcés de la reine. Aussi semblait-il peu probable que la fantaisie de prendre part au tournoi de Joffrey leur fut venu spontanément.
Au signal que donna le maître des cérémonies, les combattants couchèrent leurs lances en éperonnant leurs montures. Des acclamations clairsemées montèrent de l’assistance. Dans un grand fracas de bois et d’acier, la rencontre eut lieu au centre de l’arène. Les deux lances explosèrent simultanément en une volée d’échardes, et si le choc le fit chanceler, Redwyne parvint néanmoins à demeurer en selle. Retournant chacun à son point de départ, les deux chevaliers jetèrent leurs lances rompues et en reçurent de nouvelles des mains de leurs écuyers. Ser Horas Redwyne encouragea son frère à grands cris.
Ser Meryn n’en trouva pas moins le moyen, lors de la seconde passe, d’atteindre ser Hobber en pleine poitrine et de l’envoyer, bruyamment cabossé, mordre la poussière. Avec un juron, ser Horas se rua pour aider son frère à quitter la place.
« Piètre joute », décréta le roi.
« Ser Balon Swann de Pierheaume, de la garde Rouge », hélait déjà le héraut. De larges ailes blanches ornaient le casque de ser Balon, et sur son écu s’affrontaient des cygnes noirs et blancs. « Morros Slynt, fils aîné de lord Janos de Harrenhal. »
« Regardez-moi ce parvenu godiche ! » brocarda Joff assez haut pour que la moitié de l’assistance l’entendît. En vulgaire écuyer tout juste promu écuyer, pour ne rien gâter, Morros éprouvait quelque peine à se dépêtrer de sa lance et de son écu. Des armes nobles, apprécia Sansa, entre des mains de vilain, mais qui donc avait lordifié, nommé membre du Conseil et fieffé de Harrenhal Janos Slynt, jusque-là simple commandant du Guet, sinon Joff lui-même ?
Sur une armure noire niellée d’or, Morros arborait un manteau à carreaux noir et or, et son écu portait la pertuisane ensanglantée dont le père avait blasonné leur fraîche maison. Mais, au moment de pousser son cheval, il ignorait apparemment si fort à quoi servait un bouclier qu’un instant plus tard la pointe de ser Balon y donna de plein fouet. Morros en lâcha sa lance, gigota pour garder l’équilibre, le perdit, se prit un pied dans l’étrier durant sa chute, et sa monture emballée le traîna jusqu’en bout de lice, tête bondissant au sol, sous les huées narquoises de Joffrey. Epouvantée quant à elle, Sansa se demandait si les dieux n’exauçaient pas là ses prières vindicatives. Mais, lorsqu’on l’eut enfin dégagé, le garçon, tout sanglant qu’il était, vivait. « Nous nous sommes trompés d’adversaire pour toi, Tommen, commenta le roi. Le chevalier de paille joute mieux que celui-ci. »