Vint alors le tour de ser Horas Redwyne. Il s’en tira mieux que son frère, en l’emportant sur un chevalier chenu dont la monture était tapissée de griffons d’argent sur champ strié de bleu et blanc, mais que ces dehors superbes ne préservèrent pas d’une insigne médiocrité. La lèvre de Joff s’ourla de dégoût. « Pitoyable.
— Je vous avais prévenu, dit le Limier. Moustiques. »
Avec l’ennui croissant du roi croissait l’anxiété de Sansa. Baissant les yeux, elle décida de ne souffler mot, quoi qu’il advînt. Quand s’assombrissait l’humeur de Joffrey Baratheon, le moindre mot hasardeux risquait de déclencher sa rage.
« Lothor Brune, franc-coureur au service de lord Baelish, cria le héraut. Ser Dontos Hollard le Rouge. »
Petit homme armé de plate bosselée unie, le premier se présenta bien mais, du second, point trace. A la fin, toutefois, parut au trot un étalon bai brun juponné de soies cramoisies et écarlates, mais ser Dontos ne le montait pas, qui survint au bout d’un moment, jurant, titubant, sans autre appareil qu’un corselet de plates et un heaume à plumes. Il avait des jambes maigres et blêmes, et sa virilité ballotta de manière obscène quand il se jeta aux trousses de son cheval, parmi les injures et les rugissements de l’assistance. Le chevalier finit toutefois par empoigner la bride, mais lorsqu’il tenta d’enfourcher la bête, il était si ivre et elle dansait si bien que jamais son pied nu ne trouvait l’étrier.
Désormais, tout hurlait de rire…, tout sauf le roi. Dans ses yeux luisait une expression que Sansa se rappelait trop bien, celle-là même qui s’y lisait, devant le Grand Septuaire de Baelor, au moment de la condamnation de lord Eddard Stark. Finalement, ser Dontos le Rouge renonça, s’assit carrément par terre, retira son heaume et glapit : « J’ai perdu ! Qu’on m’apporte du vin ! »
Le roi se dressa. « Un foudre des caves ! ordonna-t-il. Je veux l’y voir noyer. »
Sansa s’entendit hoqueter : « Non, vous ne pouvez… »
Il se tourna vers elle : « Qu’avez-vous dit ? »
Elle ne pouvait y croire, elle avait parlé. Etait-elle folle ? Oser lui dire non devant la moitié de la cour ? Elle n’avait pas voulu dire quoi que ce fût, seulement… Ser Dontos était soûl, stupide, bon à rien, mais il n’y entendait pas malice.
« Vous avez dit que je ne peux pas ? C’est bien ça ?
— S’il vous plaît, je… je voulais simplement…, cela vous porterait malchance, Sire, de… de tuer un homme le jour de votre anniversaire.
— Vous mentez ! gronda-t-il. Je devrais vous faire noyer ensemble, puisque vous lui portez tant d’intérêt.
— Je ne lui en porte aucun, Sire. » Elle s’embrouillait désespérément. «Noyez-le ou décapitez-le, seulement… tuez-le demain, s’il vous agrée, mais, je vous en prie…, pas aujourd’hui, pas le jour de votre anniversaire. Il me serait odieux que vous… vous portiez malchance…, malheur, même pour les rois, des malheurs terribles, tous les chanteurs le disent… »
Il la regardait de travers. Il n’était pas dupe, elle le voyait. Et il s’en vengerait de façon sanglante.
« La petite dit vrai, intervint le Limier de sa voix râpeuse. Ce qu’on sème à son anniversaire, on le moissonne toute l’année. » Il parlait d’un ton neutre, comme s’il n’avait cure d’être cru ou non. Se pouvait-il pourtant qu’elle eût dit vrai ? Sans le savoir, alors, car elle avait parlé au hasard, comme ça, dans le fol espoir de s’épargner les représailles.
D’un air dépité, Joffrey se tortilla sur son siège puis, claquant des doigts vers ser Dontos : « Emmenez-moi ce bouffon. Je le ferai tuer demain.
— Un bouffon, oui, confirma Sansa. Vous seul pouviez trouver ce qualificatif. Bouffon lui va tellement mieux que chevalier, n’est-ce pas ? Que ne lui donnez-vous la livrée bigarrée, il vous divertirait par ses pitreries. Il ne mérite pas la miséricorde d’une mort si prompte. »
Le roi l’observa un moment. « Peut-être n’êtes-vous pas si niaise, au fond, que le prétend Mère. » Il haussa le ton. « As-tu entendu ma dame, Dontos ? A dater de ce jour, tu seras mon fou. Je te permets d’en prendre le costume et de dormir avec Lunarion. »
Dégrisé par le vent de la mort, ser Dontos tomba sur ses genoux. « Soyez remercié, Sire. Et à vous, madame, merci. »
Tandis que l’emmenaient deux gardes Lannister, le maître des cérémonies s’approcha de la loge. « Sire, dit-il, faut-il convoquer un nouvel adversaire pour Brune ou bien passer à la joute suivante ?
— Aucun des deux. J’ai des moustiques où j’attendais des chevaliers. N’était mon anniversaire, je les ferais tous exécuter. Le tournoi est fini. Hors de ma vue, tous. »
Si l’homme s’inclina, le prince Tommen se montra, lui, moins docile. « Je suis censé courir au mannequin.
— Pas aujourd’hui.
— Mais je veux jouter !
— Je me fiche de ce que tu veux.
— Mère a dit que je pouvais jouter.
— Elle l’a dit, confirma la princesse Myrcella.
— Mère a dit ! les railla le roi. Assez d’enfantillages.
— Etant des enfants, riposta Myrcella d’un ton altier, nous sommes censés nous montrer enfantins. »
Le Limier se mit à rire. « Elle vous a eu ! »
Joffrey dut s’avouer battu. « Fort bien. Mon frère lui-même ne risque pas de jouter plus mal que les précédents. Maître, faites installer la quintaine. Tommen veut faire le moustique. »
Avec un cri de joie, le petit courut à toutes jambes dodues se faire équiper. « Bonne chance », lui souhaita Sansa.
Pendant qu’un palefrenier sellait le poney du prince, on dressa la quintaine à l’extrémité de la lice. Elle consistait en un guerrier miniature de cuir bourré de paille et monté sur pivot, dont un bras portait bouclier, l’autre une masse capitonnée. Quelqu’un l’avait couronnée d’andouillers semblables à ceux, se souvint Sansa, qui ornaient le heaume du roi Robert… tout comme celui de son frère Renly, déclaré félon depuis lors pour s’être proclamé roi.
Deux écuyers bouclèrent Tommen dans son armure d’argent rehaussée d’écarlate. Un gros bouquet de plumes rouges lui faîtait le heaume, et sur son écu folâtraient le lion Lannister et le cerf couronné Baratheon. Après que ses servants l’eurent aidé à se mettre en selle, le petit reçut des propres mains du maître d’armes du Donjon Rouge, ser Aron Santagar, une épée d’argent assortie à sa taille et dont la lame foliacée se terminait par un bout rond.
Après avoir brandi celle-ci, le prince, tout en criant d’une voix puérile : « Castral Roc ! », talonna sa monture dont les sabots firent durement retentir la terre battue. Les voix grêles de lady Tanda et lord Gyles ayant entrepris de l’ovationner, celle de Sansa tenta de les étoffer. Le roi ruminait en silence.
Pressant le trot du poney, Tommen fit vigoureusement tournoyer son arme et, parvenu à la hauteur du mannequin, assena un grand coup sur le bouclier, mais la quintaine pivota, et la masse vint à la volée lui administrer une si fameuse claque derrière la tête qu’il vida la selle et qu’en heurtant le sol son armure neuve quincailla comme une batterie de cuisine qui se décroche, tandis que, dans un hourvari de rires que dominaient ceux de Joffrey, son épée fusait vers le ciel, et que son cheval détalait au triple galop.