— Deux ? Pourquoi ne pas dire quatre, si vous entendez m’effrayer ?
— Quatre ? » Littlefinger haussa un sourcil. « Les prédécesseurs de lord Arryn y auraient-ils tragiquement péri ? Il faut croire, alors, que j’étais trop jeune pour m’intéresser à eux.
— La dernière Main d’Aerys Targaryen fut tué lors du sac de Port-Réal. Comme il n’exerça ses fonctions qu’une quinzaine de jours, il n’eut probablement pas le temps de s’installer dans la tour. Son prédécesseur immédiat avait été brûlé vif. Quant aux deux précédents, ils s’estimèrent trop chanceux de mourir en exil, indigents et dépossédés de leurs terres. Je pense que la dernière Main à quitter Port-Réal intact et avec ses nom, domaines et tout le reste fut le seigneur mon père.
— Fascinant, s’extasia Littlefinger. Et raison de plus pour que j’y préfère la paille humide des cachots ! »
Tu pourrais bien être exaucé, pensa Tyrion, quitte à dire : « Courage et folie sont cousins, du moins le prétend-on. Mais quelque malédiction qui pèse sur la tour de la Main, j’espère être assez petit pour y échapper. »
Janos Slynt éclata de rire, Littlefinger sourit, le Grand Mestre se contenta d’une grave révérence avant de les suivre vers la sortie.
« J’espère que Père ne t’a pas envoyé de si loin nous assommer de leçons d’histoire, dit Cersei, dès qu’ils furent seuls.
— Combien je me suis langui de ta douce voix…, lui soupira-t-il.
— Et combien je me suis languie, moi, de faire arracher la langue de cet eunuque avec des pincettes rougies ! riposta-t-elle. Père a-t-il perdu la tête, ou est-ce toi qui as fabriqué cette lettre ? » Tandis qu’elle la relisait, son mécontentement ne cessait de croître. « Pourquoi est-ce toi qu’il m’inflige ? Je voulais qu’il vienne en personne. »
Elle froissa la lettre avec fureur. « J’exerce la régence au nom de Joffrey. Je lui avais envoyé un ordre royal !
— Et il t’a ignorée, commenta Tyrion. Il peut se le permettre, il possède une grande armée. Et il n’est pas le premier. Si ? »
La bouche de Cersei se serra. Son teint s’empourprait. « Si je dénonce un faux dans cette lettre et te fais jeter dans quelque oubliette, personne ne l’ignorera. Crois-moi sur parole. »
Il était pleinement conscient de marcher désormais sur la glace pourrie. Un faux pas, ce serait le plongeon. « Personne, convint-il de bonne grâce, et notre père moins que quiconque. Lui qui a l’armée. Mais pourquoi voudrais-tu me jeter dans quelque oubliette, ma douce sœur, alors que j’ai fait tout ce long voyage uniquement pour l’aider ?
— Je n’ai que faire de ton aide. C’est la présence de notre père que j’ai exigée.
— Oui, dit-il d’un ton paisible, mais c’est Jaime que tu veux. »
Elle avait beau se croire maligne, il la connaissait depuis sa naissance. Le visage de sa sœur, il pouvait le lire aussi facilement qu’un de ses livres favoris, et il y lisait à présent la rage et la peur et le désespoir. « Jaime…
— … n’est pas moins mon frère que le tien, coupa-t-il. Accorde-moi ton soutien, et je te promets que nous obtiendrons sa libération et son retour sain et sauf parmi nous.
— Comment ? demanda-t-elle. Le petit Stark et sa mère ne sont pas gens à oublier que nous avons raccourci lord Eddard.
— Exact, admit-il, mais tu détiens toujours ses filles, non ? J’ai vu l’aînée dehors, dans la cour, avec Joffrey.
— Sansa, dit-elle. J’ai fait accroire que j’avais aussi la cadette, c’est un mensonge. J’avais envoyé Meryn Trant se saisir d’elle au moment de la mort de Robert, mais son maudit maître à danser s’est interposé, et elle s’est enfuie. Plus personne ne l’a revue. Elle est probablement morte. Tant de gens ont péri, ce jour-là… »
Bien qu’il eût compté sur les deux petites Stark, Tyrion présuma qu’une seule ferait encore l’affaire. « Parle-moi de nos bons amis du Conseil. »
Elle regarda du côté de la porte. « A savoir ?
— Père semble les avoir pris en grippe. Il se demandait, quand je l’ai quitté, quel effet feraient leurs têtes sur le rempart, à côté de celle de lord Stark. » Il se pencha par-dessus la table. « Es-tu certaine de leur loyauté ? As-tu confiance en eux ?
— Confiance en aucun, mordit-elle. J’ai besoin d’eux. Père pense qu’ils nous doublent ?
— Les en soupçonne, plutôt.
— Pourquoi ? Que sait-il ? »
Tyrion haussa les épaules. « Que le court règne de ton fils n’a été jusqu’ici qu’une longue kyrielle d’extravagances désastreuse. De là à croire que quelqu’un donne à Joffrey des conseils exécrables… »
Elle le scruta d’un air inquisiteur. « Joff n’a nullement manqué de bons conseils. Mais il est l’opiniâtreté même. Maintenant qu’il règne, il s’imagine devoir agir à sa guise et non comme on le lui commande.
— Les couronnes produisent des effets bizarres sur les têtes qu’elles coiffent, acquiesça-t-il. Cette histoire d’Eddard Stark…, l’œuvre de Joffrey ? »
La reine grimaça. « Il avait pour consigne de faire grâce à Stark en lui permettant de prendre le noir. Cette solution nous débarrassait de ce gêneur et nous permettait de faire la paix avec son fils, mais Joff a pris de son propre chef l’initiative d’offrir à la populace un spectacle plus excitant. Que pouvais-je faire ? Il s’est prononcé pour la mort devant la moitié de la ville. Et Janos Slynt et ser Ilyn y ont mis tant d’allégresse que la chose était faite avant que j’aie pu prononcer un mot ! » Elle serra le poing. « Le Grand Septon crie partout que nous avons profané le septuaire de Baelor en y versant le sang et que nous l’avions trompé sur nos intentions.
— L’argument ne manque pas de poids, confessa Tyrion. Ainsi, ce lord Slynt, il était de la fête, n’est-ce pas ? Dis-moi, qui a eu la riche idée de le fieffer de Harrenhal et de le nommer au Conseil ?
— Littlefinger. Il avait tout arrangé. Nous avions besoin des manteaux d’or de Slynt. Eddard Stark complotait avec Renly, et il avait écrit à Stannis pour lui offrir le trône. Nous risquions de tout perdre. Il s’en est fallu d’un cheveu, d’ailleurs. Si Sansa n’était venue me trouver pour me révéler tous les plans de son père… »
Tyrion fut abasourdi. « Vraiment ? Sa propre fille ? » Elle lui avait toujours paru si douce, si tendre, si bien élevée…
« Moite d’amour, elle était. Prête à n’importe quoi pour Joffrey, jusqu’à ce qu’il ose appeler grâce l’exécution du père et gâche tout.
— Façon singulière, en effet, de conquérir le cœur de ses sujets, commenta Tyrion avec un rictus. Et le renvoi de ser Barristan Selmy, encore une de ses lubies ? »
Cersei soupira. « Il désirait imputer la mort de Robert à quelqu’un. Varys suggéra ser Barristan. Pourquoi pas ? Ce biais assurait à Jaime le commandement de la Garde et un siège au Conseil restreint, tout permettant à Joffrey de jeter un os à son chien. Il a un gros faible pour Sandor Clegane. Nous étions tout prêts à doter Selmy d’un bout de terre et d’un manoir. L’incapacité du vieux fou n’en méritait pas tant.
— Si je ne m’abuse, le vieux fou incapable a tout de même trucidé les deux manteaux d’or qui prétendaient l’arrêter, porte de la Gadoue. »
Cersei ne déguisa pas son irritation. « Janos aurait dû envoyer davantage d’hommes. Il n’a pas la compétence escomptée.
— Ser Barristan était lord commandant de la Garde de Robert Baratheon, rappela Tyrion sans ambages, et, avec Jaime, le seul survivant des sept d’Aerys Targaryen. Les petites gens le mettent aussi haut que Serwyn Bouclier-Miroir et que le prince Aemon Chevalier-Dragon. Que penseront-ils, selon toi, quand ils le verront chevaucher aux côtés de Robb Stark ou de Stannis Baratheon ? »