Elle détourna son regard. « Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle.
— Père, si, dit-il. Et c’est pour cela qu’il m’a envoyé. Pour mettre un terme à ces turlupinades et ton fils au pas.
— Joff ne se montrera pas plus docile avec toi qu’avec moi.
— Voire.
— Et pourquoi le ferait-il ?
— Il sait que pour rien au monde tu ne le châtierais, toi. »
Les yeux de Cersei s’étrécirent. « Si tu te figures que je te laisserai lui faire le moindre mal, tu délires. »
Il soupira. Elle mettait à côté de la plaque, une fois de plus. « Il ne court pas plus de risque avec moi qu’avec toi, la rassura-t-il, mais, dans la mesure où il se sentira menacé, il sera plus enclin à écouter. » Il lui prit la main. « Je suis ton frère, tu sais. Que tu daignes l’admettre ou non, tu as besoin de moi. Et ton fils a besoin de moi, s’il tient à conserver le moindre espoir de conserver ce hideux Trône de Fer. »
Elle était manifestement choquée qu’il osât la toucher. « Toujours aussi madré…
— A ma petite petite manière, s’épanouit-il.
— Autant essayer…, mais ne t’y méprends pas, Tyrion. Si je consens, tu seras Main du roi de nom mais de fait la mienne. Tu m’exposeras tous tes plans, toutes tes intentions avant d’agir, et tu ne feras rien sans mon consentement. Compris ?
— Oh oui.
— Tu en es d’accord ?
— Absolument, mentit-il. Je te suis tout acquis, ma sœur. » Aussi longtemps du moins que de besoin. « Ainsi, plus de cachotteries entre nous, puisque nous voici d’intelligence. Si je résume tes propos, c’est Joffrey qui a fait tuer lord Eddard, Varys démettre ser Barristan et Littlefinger qui nous a gratifiés de Slynt. Qui est l’assassin de Jon Arryn ? »
Cersei dégagea vivement sa main. « Comment le saurais-je ?
— La veuve éplorée des Eyrié semble croire à ma culpabilité. D’où lui est venue cette idée farfelue ?
— Ça, je l’ignore ! Cet imbécile d’Eddard Stark m’en accusait aussi. Il insinuait que lord Arryn soupçonnait ou…, bref, se figurait…
— … que tu baisais avec notre cher Jaime ? »
Elle le gifla.
« Me croyais-tu aussi aveugle que Père ? » Il se frotta la joue. « Peu m’importe avec qui tu couches…, encore qu’il y ait quelque injustice à ouvrir tes cuisses pour l’un de tes frères et pas pour l’autre. »
Elle le gifla.
« Sois gentille, Cersei, je blague, voilà tout. Parce que, pour parler franc, je préfère une bonne pute. Je n’ai jamais compris ce que Jaime te trouvait, son propre reflet mis à part. »
Elle le gifla.
Les joues lui cuisaient, mais il sourit. « Si tu continues, je finirai par me mettre en colère. »
La main demeura en suspens. « Pourquoi devrais-je m’en soucier ?
— J’ai quelques nouveaux amis, confessa-t-il. Et qui ne te plairont pas du tout. Comment t’y es-tu prise pour tuer Robert ?
— Il s’en est chargé lui-même. Nous l’y avons seulement aidé. Quand Lancel le vit prêt à s’élancer sur les traces du sanglier, il lui donna du vin. Son rouge favori, l’âpre, mais renforcé, trois fois plus corsé que l’habituel. Et il a tellement aimé, ce grand couillon puant, qu’au lieu d’arrêter d’en boire à tout bout de champ, bernique, il a sifflé la première gourde et en a réclamé une autre. Le sanglier fit le reste. Que n’étais-tu du banquet, Tyrion ! jamais on ne mangea de sanglier si délicieux… Mitonné aux pommes et aux champignons, une merveille de saveur.
— En vérité, ma sœur, tu étais née pour le veuvage. » Tout bravache et godiche qu’il le trouvait, Tyrion l’aimait assez, le grand Robert Baratheon…, et d’autant mieux que sa sœur, elle, l’abominait « A présent, si tu as fini de me gifler, je vais me retirer. » Il fit pivoter ses courtes pattes et dégringola gauchement de son siège.
Cersei fronça le sourcil. « Je ne t’ai pas donné l’autorisation. Je veux savoir comment tu comptes délivrer Jaime.
— Je t’en aviserai dès que je saurai. Les projets sont comme les fruits, il faut leur laisser le temps de mûrir. Pour l’heure, je me propose de parcourir les rues afin de prendre la température de la ville.» Parvenu à la porte, il posa la main sur la tête d’un sphinx. « Une requête, avant de partir. Assure-toi gracieusement qu’on ne maltraite pas Sansa Stark. Perdre les deux petites n’avancerait pas nos affaires. »
Après avoir simplement salué d’un signe ser Mandon dans l’antichambre, il enfila, flanqué de Bronn, la longue salle voûtée. De Timett, fils de Timett, pas trace. « Où est passé notre main rouge ? s’enquit-il.
— Un besoin urgent d’explorer les lieux. Les types de son espèce n’étaient pas faits pour poireauter.
— Espérons qu’il ne tuera personne d’important. » A leur manière pour le moins sauvage, les gens des clans qu’il avait débauchés de leurs lui forteresses dans les montagnes de la Lune se montraient loyaux, mais il se défiait de leur vanité sourcilleuse et de leur propension à laver dans le sang toute insulte réelle ou imaginaire. « Tâche de me le trouver. Et, tant que tu y es, veille que les autres aient été logés et nourris. Je veux qu’on leur attribue les baraquements situés sous la tour de la Main, mais ne laisse pas l’intendant mettre côte à côte Sélénites et Freux ; tu l’avertiras aussi de réserver toute une salle aux seules Faces Brûlées.
— Où serez-vous ?
— Je retourne à L’Enclume brisée. »
Bronn lui élargit un sourire impudent. « Besoin d’un coup de main ? Paraît que c’est pas du gâteau, les rues.
— Je vais convoquer le capitaine de la garde personnelle de ma sœur et lui rappeler que je ne suis pas moins Lannister qu’elle. Il faut lui rafraîchir la mémoire. Son serment l’engage vis-à-vis de Castral Roc et non de Cersei ou Joffrey. »
Une heure après, Tyrion quittait le Donjon Rouge en compagnie d’une douzaine de manteaux rouges coiffés d’armets au lion. Au moment de franchir la herse, il aperçut les têtes empalées aux créneaux. Noircies de bitume et de putréfaction, elles étaient depuis longtemps méconnaissables. « Capitaine Vylar ? appela-t-il. Je ne veux plus voir ça demain. Vous les ferez remettre aux sœurs du Silence pour la toilette. » Une gageure, sûrement, que de les assortir chacune à son corps, mais cela devait être fait. Il fallait observer, même en temps de guerre, certaines convenances.
Vylar tenta de tergiverser. « Le vœu formel de Sa Majesté est que les têtes des traîtres demeurent sur la muraille jusqu’à ce que les trois dernières piques, là-bas au bout, aient reçu leurs destinataires.
— Laissez-moi deviner. Une pour Robb Stark, les autres pour les lords Stannis et Renly. Juste ?
— Juste, messire.
— Mon neveu a treize ans aujourd’hui même, Vylar. Tâchez de vous en souvenir. Que je revoie ces têtes là-haut, demain, et l’une des piques vacantes changera de destinataire. M’avez-vous bien entendu, capitaine ?
— Je m’occuperai personnellement de les faire enlever, messire.
— Bien. » Là-dessus il éperonna sa monture et partit au trot, sans autrement s’inquiéter de ses gardes.
En annonçant à Cersei qu’il comptait prendre la température de la ville, il n’avait menti qu’à demi. Ce qu’il vit ne l’enchanta guère. Au lieu de grouiller comme à l’ordinaire de vie, de bruit, de cris rauques, les rues de Port-Réal puaient le traquenard à un point littéralement inconnu de lui. Près de la rue des Tisserands, des chiens sauvages se disputaient un cadavre qui gisait nu dans le caniveau, et personne n’en avait cure. Deux par deux, manteau d’or et haubert de maille noire, matraque de fer toujours à portée de main, les sergents du guet faisaient des rondes ostentatoires par les venelles. Les marchés foisonnaient de gens déguenillés qui tentaient de vendre à n’importe quel prix leurs effets personnels… mais, à l’évidence, plus un fermier n’y proposait de victuailles, et le peu de marchandises qu’il aperçut coûtait dix fois plus cher que l’année précédente. Brandissant des brochettes de rats rôtis, un camelot graillonnait : « Rats frais ! » d’une voix de stentor, « Rats frais ! ». Et s’il ne faisait aucun doute que mieux valait des rats frais que de vieux rats pourris, le pire était que lesdits rats semblaient trop souvent plus appétissants que la barbaque à l’étal des bouchers. Dans la rue aux Farines, Tyrion vit des vigiles en faction toutes les deux boutiques. C’était, réfléchit-il, qu’en période de vaches maigres les boulangers eux-mêmes trouvaient les spadassins meilleur marché que le pain.