… fit jusqu’au moment où le bâton de Petit Walder cingla sans ménagements le ventre de Rickon. Bran n’eut pas le temps de ciller que le loup noir volait par-dessus la bûche, que l’eau rougissait de sang, que les Walder piaillaient au meurtre, qu’assis dans la boue Rickon se tordait de rire et qu’Hodor surgissait à pas lourds en tonitruant : « Hodor ! Hodor ! Hodor ! »
Après cela, bizarrement, Rickon décida qu’il aimait bien les Walder. Ils ne jouèrent plus à « seigneur du pont » mais à d’autres jeux – monstre-et-fillette, chats-et-rats, viens-dans-mon-castel…, plein de trucs. Escortés du petit, les Walder faisaient des razzias de tartes et de gâteaux de miel aux cuisines, des courses autour des remparts, jetaient des os aux chiots des chenils et s’entraînaient à l’épée de bois sous l’œil aigu de ser Rodrik. Rickon les initia même au noir dédale des souterrains où s’apprêtait le tombeau de Père. Un véritable sacrilège, aux yeux de Bran. « Tu n’avais pas le droit ! s’indigna-t-il en l’apprenant, ce sont nos cryptes, des cryptesréservées aux Stark ! » Mais Rickon n’en avait tenu aucun compte.
La porte de la chambre se rouvrit. Accompagné cette fois de Bille-de-foin et d’Osha, mestre Luwin brandit une fiole verte. « Je t’ai confectionné un somnifère. »
Osha enleva Bran comme une plume dans ses bras osseux et le déposa sur son lit. Elle était très grande pour une femme et puissamment bâtie.
« Ceci te procurera un sommeil sans rêves, promit le mestre en débouchant la fiole. Un sommeil doux et sans rêves.
— Vraiment ? » s’enquit Bran. Il ne demandait qu’à le croire.
« Oui. Bois. »
Il but. Tout épaisse et crayeuse qu’elle était, la potion contenait du miel qui facilita la descente.
« Demain matin, tu te sentiras mieux. » Avant de se retirer, Luwin le rassura d’un sourire et d’une petite tape.
Osha s’attarda un instant. « De nouveau tes rêves de loup ? »
Il acquiesça d’un signe.
« Ferais mieux de pas tant te battre, mon gars. Je te vois parler à l’arbre-cœur. Peut-être que les dieux essaient de te répondre.
— Les dieux ? » murmura-t-il. Il sombrait déjà. La figure d’Osha se fit grise et floue. Un sommeil doux et sans rêves, songea-t-il.
Mais quand les ténèbres se furent recloses sur lui, il se retrouva dans le bois sacré, se glissant sans bruit sous les branches aussi vieilles que le temps des vigiers gris-vert et des chênes noueux. Je marche, exulta-t-il. Quelque chose en lui savait que ce n’était qu’un rêve, mais même rêver de marcher valait mieux que la réalité de la chambre, des murs, du plafond, de la porte.
Il faisait sombre au milieu des arbres, mais la comète éclairait la marche, et il avançait d’un pied sûr. Il avait quatre bonnes jambes, vigoureuses, alertes, et il éprouvait sous ses pas les sensations du sol, le crissant soyeux des feuilles mortes et le dru des racines et le dur des pierres et le moelleux des couches d’humus. Des sensations exquises.
Et mille arômes lui emplissaient le cerveau, vivaces, enivrants : verts remugles bourbeux des bassins d’eau chaude, riches parfums de terre en décomposition, de chêne et d’écureuil. Le parfum d’écureuil lui évoqua si nettement le goût du sang chaud sur la langue et le craquement des os sous la dent que l’eau lui en vint à la bouche. Son dernier repas remontait à moins d’une demi-journée, mais la viande morte, fût-ce de cerf, ne recelait aucune joie. Au-dessus de sa tête, à l’abri des feuilles, les écureuils froufroutaient, jacassaient, mais ils se gardaient bien de s’aventurer là où lui-même et son frère étaient en maraude.
L’odeur de son frère, il la sentait également – une odeur familière, puissante et tellurienne, une odeur aussi noire que son manteau. Et son frère courait, fou de fureur, en rond tout le long des murs. Il tournait, tournait, jour et nuit et nuit et jour, infatigable, en quête… de proie, d’une issue, de sa mère, du reste de sa portée, de sa meute…, et cherchait, cherchait sans jamais trouver.
Derrière les arbres se dressaient, empilement mort de rochers humains surplombant de façon sinistre l’îlot de bois vif, les murs. Des murs maculés de mousse, mouchetés de gris, mais massifs, formidables et trop hauts pour qu’aucun loup pût se flatter de les sauter. Et les seules ouvertures dont ils étaient percés, du bois mort bardé de fer les fermait hermétiquement. Et son frère avait beau s’immobiliser devant chacune d’elles et dénuder rageusement ses crocs, toutes demeuraient closes.
Il s’était aussi comporté de la sorte, la première nuit, et rendu compte de son erreur. Gronder n’ouvrait rien, ici. Faire le tour des murs ne les repoussait pas. Et il ne suffisait pas non plus de lever la patte et de marquer les arbres pour tenir l’homme à distance. Le monde s’était rétréci autour d’eux, mais au-delà du bois muré subsistaient les immenses galeries grises de rocher humain. Winterfell, se rappela-t-il, et il entendit soudain. Par-delà les falaises humaines et hautes comme le ciel retentissait l’appel du monde véritable, et Bran sut qu’il fallait y répondre ou mourir.
ARYA
Ils voyageaient du point du jour au crépuscule parmi les bois, les vergers et les terres bien entretenues, traversaient de menues bourgades, des villes aux marchés bondés, longeaient les murs de manoirs trapus. La nuit venue, l’Epée rouge éclairait leur repas et leur campement. Les hommes prenaient le quart à tour de rôle. A travers les arbres, Arya discernait les feux d’autres voyageurs. Ils se faisaient chaque soir plus nombreux, et, le jour, la circulation s’intensifiait sur la grand-route.
Matin, midi, soir, cela déferlait, vieilles gens, bambins, grands diables et petits bonshommes, filles nu-pieds, femmes allaitant. Certains précédaient des charrettes, d’autres suivaient cahin-caha des chars à bœufs. Beaucoup étaient montés, qui sur des chevaux de trait, des poneys, des mules, qui sur des ânes, enfin sur tout ce qui pouvait marcher, courir, rouler. Une femme menait une vache laitière que chevauchait une fillette. A peine un forgeron fut-il passé, poussant une carriole pleine d’outils, marteaux, pincettes et même une enclume, qu’Arya vit survenir un individu dont la carriole, cette fois, ne contenait rien d’autre que deux nouveau-nés emmaillotés dans une couverture. Mais la plupart des gens allaient à pied, vannés, ployant sous leurs paquets de hardes, la peur et la défiance aux yeux. Tous descendaient vers le sud, vers la ville, vers Port-Réal, et c’est tout juste si un sur cent consentait un mot à Yoren et à ses « protégés » remontant vers le nord.
Beaucoup se montraient armés – de poignards et de coutelas, de haches et de faux, plus une épée par-ci par-là ; certains s’étaient fait un bâton de la première branche, d’autres carrément taillé un gourdin. Leurs doigts se crispaient sur ces armes, à l’approche du convoi, mais la trentaine d’hommes qui l’escortaient protégeait trop bien le contenu, quel qu’il fut, des fourgons, et l’on se croisait sans accrochage, finalement.
Regarde avec tes yeux,avait dit Syrio, écoute avec tes oreilles.
Du bord de la route, un jour, une espèce de démente leur cria : « Fous que vous êtes ! ils vous tueront, vous êtes fous ! » D’une maigreur d’épouvantail, elle avait l’œil creux et les pieds en sang.