Le matin suivant, un marchand gras à lard immobilisa sa jument grise à la hauteur de Yoren et se porta acquéreur des fourgons et de leur cargaison au quart de leur valeur. « C’est la guerre, ils se serviront à leur guise, tu ferais mieux de me les vendre à moi, l’ami. » Yoren détourna vivement sa bosse en crachant.
Le même jour, Arya repérait sa première tombe, un minuscule monticule sur le bas-côté : celle d’un enfant. On avait posé un cristal sur la terre meuble, et Lommy ne s’abstint de le faucher qu’après que Taureau lui eut conseillé de laisser les morts en paix. Quelques lieues plus loin, Praed signala toute une rangée de tombes fraîchement creusées. Et il ne s’écoula guère de jour, dès lors, que l’on n’en vît d’autres.
Une fois, Arya s’éveilla dans le noir, terrifiée sans savoir pourquoi, sous la comète qui, là-haut, disputait le ciel à quelques centaines d’étoiles. Mais elle avait beau percevoir les ronflements sourds de Yoren, le craquement des braises et même le frémissement feutré des ânes, la nuit lui parut singulièrement silencieuse. On eût dit que l’univers retenait son souffle, elle en frissonna. Et ne se rendormit qu’en étreignant Aiguille.
Lorsque, au matin, Praed ne se réveilla pas, elle comprit, c’était la toux du reître qui lui avait manqué. A leur tour, ils creusèrent une tombe à l’endroit même où il avait dormi. Avant qu’on ne le recouvrît de terre, Yoren le dépouilla de tout ce qui avait une valeur quelconque. L’un demanda ses bottes, l’autre sa dague, on fit deux lots de son haubert de mailles et de son heaume, et Taureau se vit attribuer sa rapière, «’vec des bras com’ t’as, dit Yoren, ’t-êt’ sauras t’ servir d’ ça ? » Un gamin du nom de Tarber jeta sur le cadavre une poignée de glands, dans l’espoir qu’un chêne vienne indiquer la sépulture.
Le soir venu, ils firent étape dans une auberge de village tapissée de lierre. Après avoir compté ce qui lui restait en bourse, Yoren déclara la somme suffisante pour un repas chaud. « Dormira dehors, com’ t’jours, mais z’ont des bains, ici, cas qu’un d’ vous s’rait tenté par d’ l’eau chaude et un bout d’ savon. »
Bien qu’elle puât aussi fort que lui, maintenant, aussi âcre et sur, Arya n’osa pas. Certaines des créatures qui habitaient ses vêtements s’étant montrées tout du long d’une irréprochable fidélité depuis Culpucier, les noyer n’eût pas été juste. Pendant que Tarber, Tourte et Taureau rejoignaient la queue des candidats au bain, que d’autres s’installaient face à la porte, le restant s’en fut peupler la salle commune. Yoren expédia même Lommy porter des chopes aux trois enchaînés du fourgon.
Propres et crasseux bénéficièrent du même menu : croustade de porc, pommes au four. L’aubergiste offrit sa tournée de bière. « J’avais un frère qu’a pris le noir, y a des années d’ ça. Un gars serviable et malin, mais v’là-t-y pas qu’un jour y s’ fait prendre à chiper du poivre à la tab’ de m’sire ? Le goût qui lui plaisait, v’là. Qu’une pincée d’ poivre, mais ser Malcolm badinait pas. Z’avez du poivre, au Mur ? » Yoren secoua la tête, l’homme soupira. « C’ gâchis. ’l adorait l’ poivre, Lyn… »
Arya ne buvait qu’à petites gorgées précautionneuses, entre deux cuillerées de croustade tiède. Père, se rappela-t-elle, leur permettait parfois de prendre une coupe de bière. Le goût de celle-ci faisait toujours grimacer Sansa, qui finissait invariablement par décréter le vin tellement plus délicat…, mais Arya ne détestait pas, elle. La pensée de Père et Sansa l’attrista.
L’auberge étant bondée de gens qui partaient vers le sud, Yoren souleva une tempête de réprobation en disant qu’il allait dans l’autre sens avec ses compagnons. « Vous ne tarderez pas à rebrousser chemin, affirma l’aubergiste. Impossible d’aller au nord. On a incendié la moitié des champs, et ce qu’il reste d’habitants s’est retranché derrière ses fortifications. Une poignée de cavaliers se risque dehors à l’aube, une autre montre son nez au crépuscule.
— Nous concerne pas, s’obstina Yoren. Lannister ou Tully, n’importe. La Garde ne prend pas parti. »
Lord Tully est mon grand-père, objecta Arya, in petto. Cela lui importait, mais elle garda le silence et se contenta d’écouter en se mâchouillant la lèvre.
« Y a plus que Lannister ou Tully, repartit l’homme. Y a des sauvages des montagnes de la Lune, et allez leur dire que vous prenez pas parti. Et les Stark y sont aussi, le jeune lord est descendu, le fils de feu la Main… »
Arya se crispa, tout oreilles. Voulait-il dire Robb ?
« J’ai entendu qu’à la bataille y monte un loup, dit un type à cheveux jaunes, chope en main.
— Foutaises ! » Yoren cracha.
« Çui qu’ j’ai entendu, y l’a vu lui-même. Un loup gros comme un cheval, y jurait.
— Jurer prouve pas l’ vrai, Hod, insinua l’aubergiste. Depuis qu’ tu jures qu’ tu vas m’ payer, j’ai t’jours pas vu un sou. » La salle explosa de rire, et le type aux cheveux jaunes s’empourpra.
« Ç’a été une mauvaise année, question loups, intervint un homme olivâtre qui portait un manteau vert crotté. Autour de l’Œildieu, jamais qu’on a vu les meutes si hardies. Brebis, chiens, vaches, tout leur va, y tuent comme y veulent, et z’ont pas peur des hommes. Va dans ces bois la nuit, t’es mort.
— Ah, des contes des contes, et aussi farfelus qu’ les aut’.
— Ma cousine m’a dit pareil, et a l’est pas du genre qui ment, insista une vieille. A’ dit qu’y a c’te grande meute, des cent et des cent qu’y sont, tueurs d’hommes, même. C’est une louve qu’a’ les conduit, une chienne du septième enfer. »
Une louve.De saisissement, Arya manqua renverser sa bière. L’Œildieu se trouvait-il dans les parages du Trident ? Elle aurait aimé consulter une carte. C’est près du Trident qu’elle avait laissé Nymeria. Elle s’y refusait, mais Jory avait dit qu’il fallait, que si la louve les accompagnait, on la tuerait pour avoir mordu Joffrey, même s’il ne l’avait pas volé. Ils avaient dû crier, l’injurier, lui lancer des cailloux, et surtout, surtout qu’un de ceux d’Arya l’atteigne pour qu’elle renonce enfin à les suivre. Elle ne me reconnaîtrait probablement même plus, songea-t-elle. Ou bien ce serait pour me détester.
L’homme au manteau vert reprit : « J’ai entendu que c’te chienne d’enfer est entrée dans un village, un jour…, un jour de marché, des gens partout, eh bien, elle entre, et peinarde, s’il vous plaît, et elle arrache un bébé des bras de sa mère. Quand c’te histoire est arrivée aux oreilles de lord Mouton, lui et ses fils ont juré d’en finir avec la bête. Y l’ont traquée jusque sa tanière avec une meute, et z’ont même pas sauvé la peau d’ leurs molosses. Pas un qu’est revenu, pas un.
— Des blagues, ne put s’empêcher d’intervenir Arya. Les loups ne mangent pas de bébés.
— Et qu’est-ce t’en sais, mouflet ? » demanda l’homme au manteau vert.
Elle n’eut même pas le temps d’imaginer une réponse que Yoren lui prenait le bras. «’l est fin saoul, v’là c’ qu’y a.
— Je ne le suis pas. Ils ne mangent pas de bébés.
— Dehors, mon gars…, et garde-toi de r’venir tant qu’ tu sauras pas la fermer quand les hommes parlent. » Il la poussa sans ménagements vers la porte de côté qui donnait sur les écuries. « File, main’nant. Va voir qu’on a bien abreuvé nos ch’vaux. »
Arya sortit, roidie de rage. « Ils n’en mangent pas ! » maugréa-t-elle en donnant un coup de pied dans un caillou qui, au terme de sa course, alla se nicher sous l’un des fourgons.