Sam se mit à bâiller. « Mestre Aemon m’a demandé de chercher des cartes pour le Commandant. Si je m’attendais…, ces livres, as-tu jamais vu le pareil ? il y en a des milliers ! »
Jon le fixa. « La bibliothèque de Winterfell en possède plus d’une centaine. Tu as trouvé les cartes ?
— Oh, oui. » Ses doigts boudinés désignèrent tout un amas de livres et de rouleaux épars devant lui. « Une douzaine, pour le moins. » Il déploya un parchemin carré. « Les couleurs ont passé, mais on distingue parfaitement les sites des villages sauvageons repérés par le cartographe, et un autre bouquin…, où l’ai-je fourré ? je le lisais encore, voilà un instant. » Il repoussa quelques rouleaux, un volume apparut, relié de cuir poussiéreux, délabré. « Celui-ci, dit-il avec respect. Rédigé par un pionnier nommé Redwyn, il relate de bout en bout le voyage qui le mena depuis Tour Ombreuse jusqu’à Non-retour, au bord de la Grève glacée. Il n’est pas daté, mais sa mention d’un Dorren Stark comme roi du Nord le prouve antérieur à la Conquête. Tu te rends compte, Jon ? ils affrontèrent des géants ! Redwyn traita même avec les enfants de la forêt, tous les détails sont là. » Son doigt tournait page après page avec une extraordinaire délicatesse. « Il dressa également des cartes, vois…
— Tu pourrais bien être le chroniqueur de notre propre expédition, Sam. »
Le ton se voulait encourageant, mais c’était la dernière des choses à dire. Avec Sam, il ne fallait jamais évoquer les embûches du lendemain. Du coup, il s’empêtra fébrilement dans ses rouleaux. « Y a d’autres cartes. Si j’avais le temps de…, mais dans ce fouillis… Pourrais tout mettre en ordre, moi, quoique, oui, je pourrais, mais ça prendrait du temps…, bon, des années, en fait.
— Mormont les veut un peu plus tôt que ça. » Il préleva un rouleau dans le tas, en souffla la poussière, vaille que vaille. L’un des coins s’émietta sous ses doigts quand il le déroula. « Regarde-moi celui-ci, d’un friable…, dit-il, les sourcils froncés pour tenter d’en déchiffrer les caractères délavés.
— Doucement. » Sam contourna la table pour lui reprendre le rouleau. Il le manipulait comme un animal blessé. « On recopiait les manuscrits importants au fur et à mesure des besoins. Certains des plus anciens ont dû l’être une centaine de fois.
— Eh bien, ne t’embête pas à copier celui-ci. Vingt-trois barils de morue salée, dix-huit jarres d’huile de poisson, un tonneau de sel…
— Un inventaire, expliqua Sam, ou quelque facture.
— Qui ça peut intéresser, combien de morue salée mangeaient les gens d’il y a six siècles ? s’ébahit Jon.
— Moi. » Il remit soigneusement le rouleau dans son étui. « C’est tellement instructif, ce genre de registre, oui, tellement. Tu peux y apprendre combien d’hommes composaient à l’époque la Garde de Nuit, comment ils vivaient, ce qu’ils consommaient…
— De la nourriture, dit Jon. Et ils vivaient comme nous vivons.
— Tu serais suffoqué. Cette resserre est un trésor, Jon.
— Si tu le dis… » Pas convaincu du tout. Trésor signifiait or, argent, joyaux, pas poussière, araignées, cuir pourri.
« Je le dis », maintint le gosse adipeux. Bien qu’il fût plus âgé que Jon et adulte au regard de la loi, « gosse » était le seul terme que sa personne vous inspirât spontanément. « J’ai découvert des dessins représentant les faces des arbres-cœur et un bouquin consacré à la langue des enfants de la forêt…, des ouvrages que ne possède pas même la Citadelle, des rouleaux de l’ancienne Valyria, des comptabilités de saisons tenues par des mestres morts depuis un millénaire et…
— Et ces livres seront toujours là quand nous reviendrons.
— Si nous revenons…
— Le Vieil Ours emmène deux cents hommes chevronnés dont les trois quarts sont des patrouilleurs. Qhorin Mimain va nous amener de Tour Ombreuse une centaine de frères supplémentaire. Tu seras aussi peinard que si tu étais rentré au château de ton père à Corcolline. »
Samwell Tarly s’extirpa un pauvre petit sourire. « Je n’ai jamais été très peinard non plus dans le château de Père. »
Les dieux jouent de cruelles farces, pensa Jon. Alors qu’ils étaient tout feu tout flammes à l’idée de participer à l’expédition, Pyp et Crapaud resteraient à Châteaunoir. Et c’était Sam, le pleutre avoué, l’obèse, le pusillanime, presque aussi nul à cheval qu’à l’épée, qui affronterait la Forêt hantée. Le Vieil Ours emportait deux cages de corbeaux pour maintenir en permanence le contact. Et comme sa cécité, sa santé pis que précaire empêchaient mestre Aemon de les accompagner, son assistant devait le suppléer. « Nous avons besoin de toi pour les oiseaux, Sam. Et quelqu’un doit m’aider à préserver l’humilité de Grenn. »
Les fanons de Sam tremblotèrent. « Tu pourrais t’occuper des corbeaux, ou Grenn, oun’importe qui, protesta-t-il d’un ton où perçait une pointe de désespoir. Je pourrais te montrer la manière. Et comme tu sais aussi ton alphabet, tu pourrais rédiger les messages de lord Mormont aussi bien que moi.
— Je suis l’homme à tout faire du Vieil Ours. Il me faudra lui servir d’écuyer, panser son cheval, monter sa tente, je n’aurai pas le temps de soigner aussi les oiseaux. Sam, tu as prononcé tes vœux. Tu es frère de la Garde de Nuit, maintenant.
— Un frère de la Garde de Nuit ne devrait pas avoir si peur.
— Nous avons tous peur. N’avoir pas peur serait idiot. » Trop de pionniers avaient disparu depuis deux ans, Oncle Ben inclus. Quant à ceux de ses hommes qu’on avait retrouvés, la main droite de Jon en conservait un souvenir cuisant. Et les yeux bleus d’Othor, ses doigts noirs et glacés persistaient à hanter ses nuits, mais Sam n’avait que faire de la confidence… « La peur n’a rien de honteux, me disait mon père, seule compte la manière de l’affronter. Allons, je vais t’aider à rassembler les cartes. »
Sam acquiesça d’un signe désolé. L’espace entre les rayonnages était si étroit qu’ils durent sortir l’un derrière l’autre. La resserre débouchait sur l’un des tunnels que les frères comparaient à des trous de vers, tant ils sinuaient sous terre pour relier les différents bâtiments, tours et fortins de Châteaunoir. Hormis les rats et autres vermines, on les empruntait rarement l’été, mais d’autant plus volontiers l’hiver que, dehors, vous attendaient des quarante et cinquante pieds de neige, qu’ululait la bise glacée du nord et qu’eux seuls, d’ailleurs, maintenaient la cohésion de toutes les parties.
Bientôt, songea Jon tandis qu’ils remontaient vers la surface. Il avait vu l’émissaire expédié par la Citadelle à mestre Aemon présager la fin de l’été, un grand corbeau aussi blanc et silencieux que Fantôme. L’hiver, il en avait vu un, mais dans sa prime enfance, et très bref et clément, chacun en convenait. Celui-ci, il le sentait jusque dans ses moelles, s’annonçait tout autre.
Lorsqu’ils eurent fini de gravir l’escalier de pierre abrupt, Sam haletait comme un soufflet de forge. Un vent frisquet les accueillit, qui fit claquer, virevolter le manteau de Jon. Mollement étendu au bas du mur de torchis et de claies de la grange aux grains, Fantôme dormait, mais le retour de son maître le réveilla instantanément et, la queue dressée comme un panache blanc, il trottina vers lui.
Sam loucha vers le sommet du Mur qui, telle une falaise de glace, les surplombait de ses sept cents pieds. Jon était parfois tenté de lui attribuer une espèce de vie, des humeurs aussi changeantes que sa couleur selon la lumière et l’heure. Tantôt du bleu sombre des rivières prises et tantôt jaunâtre comme vieille neige ou, pour peu qu’un nuage occultât le soleil, d’un grisâtre moucheté de pierre, le Mur s’étendait à l’est comme à l’ouest à perte de vue, si colossal qu’il réduisait à rien le vaste château hérissé de tours de pierre et d’annexes à colombages. Il marquait bel et bien la limite du monde.