Deux jours d’immersion…, le mystère demeurait entier. Les pêcheurs se plaisaient à dire qu’en échange de sa semence une sirène lui avait appris à respirer l’eau. Quant à Bariol, il n’en pipait mot, lui. L’être vif et malicieux vanté par lord Steffon n’atteignit jamais Accalmie ; le garçon découvert sur la plage était quelqu’un d’autre, une ruine de corps et d’esprit, à peine à même de parler, moins encore de divertir. Et pourtant, son aspect même attestait son identité. Dans la cité libre de Volantis, l’usage voulait qu’esclaves et domestiques eussent le visage tatoué ; depuis le col jusqu’au sommet du crâne, des carreaux verts et rouges bigarraient le sien.
« Ce pauvre diable souffre, il est dément, ne peut être utile à personne et surtout pas à lui. » Tel fut à l’époque l’avis du vieux ser Harbert, gouverneur d’Accalmie. « Le meilleur service à lui rendre est d’emplir sa coupe de lait de pavot. Un sommeil paisible, et c’en sera fini. Il vous en bénirait, s’il était conscient. » Mais Cressen refusa tout net et finit par imposer son point de vue. Amère victoire… Bariol en avait-il éprouvé la moindre joie ? Impossible de l’affirmer, même aujourd’hui, tant d’années après.
« Les ombres entrent, messire, dans la danse, messire danse, danse messire », persistait à chanter le fou, ponctuant chaque mot d’un branle de tête qui vous fracassait les oreilles. Dong dong din drelin ding dong.
« Sire,piailla le corbeau blanc, sire, sire, sire. »
« Les fous chantent à leur gré, soupira le mestre et, dans l’espoir d’apaiser la princesse : Ne prends pas à cœur ses paroles, il ne faut pas. Peut-être, demain, se souviendra-t-il d’une autre chanson, tu n’entendras plus celle-ci. »II chante en quatre langues d’une jolie voix, disait la lettre de lord Steffon…
Pylos entra en trombe. « Daignez me pardonner, mestre.
— Tu as oublié mon gruau… ! » s’amusa Cressen. Une incongruité, de la part de Pylos.
« Ser Davos est revenu durant la nuit, mestre. Toute la cuisine en parlait. J’ai pensé que vous seriez aise d’en être informé sur-le-champ.
— Davos…, cette nuit, dis-tu ? Où est-il ?
— Chez le roi. Ils ont quasiment passé la nuit ensemble. »
Révolu, le temps où lord Stannis aurait fait réveiller Cressen, quelque heure qu’il fut, pour s’assurer de ses conseils. « On aurait dû m’avertir, maugréa-t-il. On aurait dû m’éveiller. » Il se libéra des doigts de Shôren. « Pardon, dame, je dois aller m’entretenir avec votre seigneur père. Pylos, ton bras. Bien qu’il y ait déjà par trop de marches dans le château, il me semble que, chaque nuit, on en rajoute quelques-unes, à seule fin de m’humilier. »
Shôren et Bariol leur emboîtèrent d’abord le pas, mais la démarche languissante du vieillard ne tarda pas à impatienter la petite qui fusa de l’avant, suivie du fou, clopin-clopant, dont les carillons faisaient un vacarme insensé.
Qu’inhospitaliers aux faibles soient les châteaux, Cressen avait tout lieu de s’en souvenir dans l’escalier scabreux qui conduisait au bas de la tour Mervouivre. Lord Stannis, il le trouverait à la chambre de la Table peinte, tout en haut du donjon central à qui son étourdissante capacité de résonance durant les orages avait valu le nom de tour Tambour. D’ici là, il lui faudrait emprunter la galerie, franchir les portes de fer noir de l’enceinte médiane puis de l’enceinte intérieure, sous l’œil des gargouilles qui les gardaient, gravir tant et tant de marches que mieux valait n’y point songer. Si les jeunes gens les grimpaient quatre à quatre, chacune était un martyre pour les méchantes hanches d’un vieillard. Mais comme lord Stannis ne se souciait pas d’aller à lui, force était au mestre de se résigner. Du moins avait-il Pylos pour lui alléger le supplice, et il en rendait grâces aux dieux.
L’interminable galerie qu’ils suivaient, cahin-caha, passait devant une série de hautes baies cintrées d’où l’on jouissait d’une vue plongeante sur la courtine extérieure, la braie et, au-delà, les maisons de pêcheurs. Dans la cour, les cris : « Coche ! bande ! tir ! » rythmaient l’exercice à la cible, et les volées de flèches émettaient des froufrous de plumes affolées. Des gardes arpentaient les chemins de ronde et, de gargouille en gargouille, jetaient un œil sur l’armée qui campait dehors. La fumée des foyers brouillait le petit matin, trois mille hommes se restauraient là, sous la bannière de leurs seigneurs et maîtres respectifs. A l’arrière-plan, le mouillage, une forêt de coques et de mâts. Depuis six mois, aucun des bâtiments qui s’étaient aventurés dans les parages de Peyredragon n’avait été autorisé à reprendre le large. Tout imposante qu’elle était avec ses trois ponts et ses trois cents rameurs, Fureur, la galère de guerre personnelle de lord Stannis, paraissait presque naine à côté de telle caraque ou telle gabare pansues qui émergeaient de la cohue.
Les connaissant de vue, les plantons postés devant la tour Tambour laissèrent passer les mestres. « Attends-moi ici, dit Cressen, une fois entré. Mieux vaut que je le voie seul à seul.
— Il y a tant de marches, mestre… », protesta Pylos.
Cressen eut un sourire. « Crois-tu que j’aie pu l’oublier ? Je les ai grimpées si souvent… Je les connais toutes par leur petit nom. »
Il ne tarda guère à se repentir de son procédé. Il se trouvait à mi-parcours et s’était arrêté pour reprendre haleine et donner un peu de répit à sa hanche quand lui parvint un martèlement de bottes. Quelqu’un descendait. Il se retrouva bientôt nez à nez avec ser Davos Mervault. Lequel, le voyant, s’immobilisa.
Un individu mince dont les traits vulgaires proclamaient l’extrace. Usé jusqu’à la trame et aussi maculé de sel et d’écume que décoloré par le soleil, un manteau verdâtre drapait ses piètres épaules. Assortis à ses yeux comme à ses cheveux, chausses marron, doublet marron. Attachée à son col, sous la barbichette poivre et sel, par une courroie pendait une bourse de cuir râpé. La main gauche, estropiée, se dissimulait dans un gant de cuir.
« Ser Davos…, feignit de s’étonner le mestre. De retour ? Depuis quand ?
— A la brune. Mon heure de prédilection. » Pour naviguer de nuit, jamais personne n’était arrivé, disait-on, à la cheville de Davos Courte-Main. Avant d’être fait chevalier par lord Stannis, il s’était taillé dans les Sept Couronnes une réputation de contrebandier hors pair.
« Et ? »
L’homme secoua la tête. « Et il en est comme vous le lui aviez prédit. Ils ne se soulèveront pas, mestre. Pas en sa faveur. Ils ne l’aiment pas. »
Non, songea Cressen. Ni maintenant ni jamais. Il est énergique, capable, juste…, mmouais, juste jusqu’à l’absurde…, mais cela ne suffit pas. Cela n’a jamais suffi. « Vous les avez tous rencontrés ?
— Tous, non. Seulement ceux qui ont condescendu à me recevoir. Ils ne m’aiment pas non plus, ces bien-nés. A leurs yeux, je serai toujours le chevalier Oignon. » Il crispa sa main gauche dont les doigts tronqués formèrent un vilain moignon ; Stannis les lui avait tous tranchés à la dernière jointure, le pouce excepté. « J’ai rompu le pain avec Gulian Swann et le vieux Penrose, les Torth ont daigné m’accorder un rendez-vous bucolique à minuit. Quant aux autres, bon…, Béric Dondarrion est porté disparu, d’aucuns le prétendent mort, et Bryce l’Orangé – lord Caron – se trouve auprès de Renly. Il fait partie de la garde Arc-en-ciel.
— La garde Arc-en-ciel ?
— La garde royale que s’est fabriquée Renly, expliqua l’ancien contrebandier. Sept hommes aussi, mais qui, au lieu du blanc, portent chacun sa couleur. Loras Tyrell en est le commandant. »