Or, il se trouvait que, ce soir même, lord Stannis allait festoyer ses bannerets, son épouse…, ainsi que la femme rouge, Mélisandre d’Asshai.
II faut me reposer,se dit mestre Cressen. Il me faudra toute mon énergie, quand viendra la nuit. Il ne faut pas que ma main tremble, ni que me défaille le cœur. Ce que je vais faire est abominable, mais je le dois. Les dieux, s’il en est, ne manqueront pas de me pardonner. Il avait si peu, si mal dormi ces derniers temps. Un brin de somme le revigorerait pour affronter l’épreuve. Cahin-caha, il se traîna jusqu’à son lit. Et cependant, à peine eut-il fermé les yeux que la comète lui apparut, brillante et rouge et féroce et formidablement vivante au sein des rêves ténébreux. Peut-être est ce ma comète, songea-t-il dans un demi-sommeil avant de sombrer définitivement. Un présage de sang, la prédiction d’un meurtre…, oui…
A son réveil, il faisait nuit noire, la chambre était plongée dans les ténèbres, chacune de ses articulations le faisait souffrir. Il se dressa vaille que vaille, la tête lourde d’élancements, rattrapa sa canne, finit par se jucher sur ses pieds. Si tard, pensa-t-il. Ils ne m’ont pas fait appeler. On le conviait toujours aux festins. Sa place était près du ser, aux côtés de lord Stannis. Devant ses yeux flotta l’image de ce dernier, non point de l’homme qu’il était mais du garçonnet d’autrefois, froid comme l’ombre où il campait, tandis que le soleil nimbait son aîné. En toutes choses, Robert se montrait plus prompt, mieux doué. Pauvre gosse… – allons, vite, vite, il y allait deson salut.
Les cristaux gisaient toujours sur le grimoire, il les y rafla. A défaut de bague à chaton truqué comme celles qu’à en croire la rumeur utilisaient de préférence les empoisonneurs de Lys, le mestre avait des quantités de poches grandes et petites cousues dans ses vastes manches. Il faufila dans l’une d’elles les graines d’étrangleur, ouvrit sa porte, appela : « Pylos ? Tu es là ? » et, n’obtenant pas de réponse, haussa le ton : « Pylos, viens m’aider ! » Silence. Un silence d’autant plus bizarre que la cellule du jeune homme se trouvait à portée de voix, quelques marches à peine plus bas.
A la fin, Cressen dut héler ses domestiques. « Hâtez-vous, leur dit-il. Je me suis oublié à dormir et, maintenant, le festin sera commencé…, les libations… On aurait dû me réveiller. » Qu’était-il advenu de mestre Pylos ? En vérité, son absence était inconcevable…
Il dut à nouveau longer la galerie. La brise nocturne y murmurait, de baie en baie, d’aigres murmures à goût de mer. Sur les remparts de Peyredragon vacillaient des torches et, dessous, dans le camp, se discernaient, telle une moisson d’étoiles jonchant la terre, des centaines et des centaines de foyers. Là-dessus flamboyait, rouge et maléfique, la comète. Je suis trop vieux, trop avisé pour m’effrayer de telle choses, se morigéna le mestre.
Les portes de la grand-salle s’engonçaient dans la gueule d’un dragon de pierre. Cressen congédia ses gens. Mieux valait entrer seul pour dissimuler sa faiblesse. Pesamment appuyé sur sa canne, il gravit sans secours les dernières marches et, clopin-clopant, s’inséra sous le porche en forme de crocs. Deux gardes poussèrent à son intention les lourds battants rouges, et sur lui déferlèrent d’un coup tapage et lumières. Un pas de plus, et il se retrouva dans les entrailles du dragon.
Par-dessus le fracas des plats, des couteaux que sous-tendait la rumeur sourde des conversations lui parvint le refrain de Bariol : « … danse, messire, messire danse », ponctué par son carillon discordant. Toujours l’horrible chanson du matin. « Les ombres entendent s’installer, messire, s’installer messire, s’installer messire. » Le bas bout de la salle était bondé de chevaliers, d’archers, de capitaines mercenaires qui dépeçaient des miches de pain noir afin de saucer leur ragoût de poisson. Ici, point de ces rires gras, point de ces cris rauques qui gâtaient ailleurs la dignité de tous les banquets, lord Stannis ne le tolérait pas.
Cressen s’avança vers l’estrade réservée aux lords et au roi. Pour l’atteindre, il lui fallait d’abord contourner Bariol qui, tout occupé par ses entrechats et assourdi par ses clarines, ne le vit ni ne l’entendit approcher. Tant et si bien qu’en embardant d’un pied sur l’autre le fou finit par heurter la canne du mestre, laquelle se déroba sous lui, et tous deux allèrent, jambes et bras mêlés, s’aplatir parmi la jonchée, tandis que, tout autour, fusait un formidable éclat de rire. Un spectacle, assurément, comique…
A demi vautré sur Cressen, Bariol lui plaquait quasiment au nez sa face bigarrée. Envolés, le heaume d’étain, les clarines et les andouillers. « Dans la mer, on tombe vers le haut, déclara-t-il, oh, je sais je sais, holà. » Avec un gloussement, il se laissa rouler de côté, rebondit sur ses pieds et exécuta quelques galipettes.
Dans un effort de bonne contenance, le mestre s’arracha un demi-sourire et entreprit de se relever, mais sa hanche protesta de manière si véhémente qu’il la craignait de nouveau en miettes quand de fortes mains l’empoignèrent aux aisselles et le replacèrent debout. « Merci, ser, souffla-t-il tout en se tournant pour voir quel chevalier l’avait secouru.
— Mestre, dit dame Mélisandre, dont le timbre grave semblait comme parfumé par l’accent mélodieux de la mer de Jade. Vous devriez être plus prudent. » Elle était, comme à l’accoutumée, vêtue de rouge de pied en cap. A sa longue robe flottante de soie vaporeuse s’ajustaient des manches et un corsage dont les crevés laissaient entrevoir une doublure cramoisie. Plus étroit qu’aucune chaîne de mestre lui ceignait le col un torque d’or rouge agrémenté d’un gros solitaire en rubis. Sa chevelure avait non pas la nuance orange ou fraise commune aux rouquins mais un ton de cuivre bruni que les torches faisaient miroiter. Rouges étaient également ses yeux…, mais elle avait une peau blanche et lisse, onctueuse et immaculée comme de la crème. Svelte elle était, ronde de sein, fine de taille et, quoique plus grande que la plupart des chevaliers, gracieuse, visage en cœur. Le regard des hommes, fussent-ils mestres, ne la lâchait plus, dès lors qu’il s’était posé sur elle. D’aucuns la prétendaient belle. Belle, elle ne l’était pas, non, mais rouge – et terrifiante – rouge.
« Je…, je vous remercie, dame.
— Un homme de votre âge doit regarder où il met les pieds, reprit-elle d’un ton poli. La nuit est noire et pleine de terreurs. »
Il connaissait la phrase, extraite de quelque prière de sa religion à elle.N’importe, j’ai ma religion à moi. « Seuls les enfants ont peur du noir », répondit-il, malgré Bariol qui, simultanément, reprenait sa scie lancinante : «Les ombres entrent dans la danse, messire, danse messire, messire danse. »
« Et voici une énigme, reprit Mélisandre. Un fou perspicace et un sage qui extravague. » Elle se baissa pour ramasser le heaume de Bariol puis en coiffa Cressen. Au fur et à mesure que la cuvette glissait par-dessus ses oreilles, il percevait le doux tintement des clarines. « Une couronne assortie à votre chaîne, seigneur mestre », commenta-t-elle. Les hommes riaient, tout autour.
Serrant les dents, Cressen lutta pour dominer sa rage. Elle le croyait débile, désarmé, elle en jugerait autrement d’ici que la nuit s’achève. Si vieux qu’il pût être, il demeurait lui-même : un mestre de la Citadelle. « C’est de vérité que j’ai cure, non de couronne, dit-il en se débarrassant du couvre-chef.