La femme rouge le lorgna. « Si vous le souhaitez. »
Il sentait tous les regards attachés sur lui. Comme il quittait le banc, la main mutilée de Davos le retint par la manche. « Que faites-vous là ? chuchota-t-il.
— Ce qu’il faut faire à tout prix, répondit le mestre, pour le salut du royaume et de l’âme de mon seigneur. » En se dégageant, il renversa sur la jonchée une goutte de vin.
La femme vint le retrouver au bas de l’estrade, en vue de toute l’assistance. Cressen ne vit qu’elle. Soies rouges et prunelles rouges, rubis rouge à son col, lèvres rouges ourlées d’un demi-sourire, comme elle posait la main sur la sienne autour de la coupe. Une main chaude, on eût dit fiévreuse. « Il est encore temps de jeter ce vin, mestre.
— Non, souffla-t-il d’une voix rauque, non.
— A votre aise. » Mélisandre d’Asshai lui prit la coupe des mains et but une longue, longue lampée. A peine restait-il au fond de la coupe une demi-gorgée de vin quand elle la lui rendit. « A vous, maintenant. »
Les mains tremblantes, il se contraignit au courage. Un mestre de la Citadelle devait ignorer la peur. Le vin était âpre. Ses doigts laissèrent échapper la coupe, qui alla s’écraser au sol. « Son pouvoir s’exerce ici, messire, dit la femme. Et le feu purifie. » A sa gorge rutilait le rubis.
Cressen voulut répliquer, mais les mots s’étranglèrent dans la sienne. L’épouvante le prit, tous ses efforts pour respirer échouaient sur un imperceptible sifflement, des doigts de fer lui enserraient le cou. Mais lors même qu’il s’effondra sur les genoux, il persistait à secouer la tête en signe de dénégation, la récusant, elle, et lui récusant ses pouvoirs, récusant sa magie, récusant son dieu. Et les clarines de ses andouillers tintaient en lui épelant sot, sot, sot, sous le regard apitoyé de la femme rouge dans les yeux de qui dansait la flamme des bougies, des yeux rouges rouges rouges…
ARYA
En s’entendant affubler du sobriquet d’« Arya-Ganache », à Winterfell, jadis, elle en avait souffert comme de la pire injure, mais ce petit salaud de Lommy Mains-vertes avait trouvé mieux en la surnommant « Tête-à-cloques ». Du coup, pour peu que d’aventure elle y touchât, elle se sentait la tête cloquée.
Une fois coincée sous le porche, elle s’était vue perdue, Yoren allait la tuer ; il l’avait seulement tenue ferme et, avec son poignard, sévèrement débroussaillée. Elle revoyait la brise folâtrer parmi de pleines poignées de tignasse brune et s’en jouer sur le pavé, les emporter, là-bas, vers le septuaire où Père venait de périr. « J’emmène d’ici qu’ les hommes et les garçons, grommela le vieux, lorsque l’acier crissa sur la peau du crâne. Tiens-toi peinard, main’nant, mongars. » Du chaume, des chardons, tout ce qui restait.
De Port-Réal jusqu’à Winterfell, dit-il ensuite, elle serait Arry l’orphelin. « D’vrait pas êt’ trop dur, sortir, mais la route…, aut’ment coton. Va t’ falloir la faire, et longue ! en sale compagnie. J’en ramène trente, c’ coup-ci, des mioches et des adultes. Tout ça pou’ l’ Mur. Et t ’ figur’ pas qu’y sont des comme ton bâtard d’ frangin. » Il la secoua. « Lord Eddard m’a donné racler les culs-d’-bass’-foss’, et j’y ai pas trouvé des damoiseaux. Dans c’te clique, la moitié te r’fourguerait à la reine, eul temps d’ cracher, contre un pardon, rien qu’ quèqu’ sous même, p’t-êt’. L’aut’, pareil, mais t’ viol’raient d’abord. Aussi, fais galle, va pisser qu’ seule, et dans les bois. Ça qui va êt’ l’vrai tintouin, pisser. F’dra mieux boire qu’ l’indispensab’. »
Comme annoncé, quitter Port-Réal fut aisé. Les gardes Lannister arrêtaient tout le monde, mais Yoren en appela un par son nom, et on leur fit signe de passer. Pas un regard n’effleura Arya. On n’avait d’yeux que pour retrouver une demoiselle de haut parage, fille de la Main du Roi, pas pour un gamin maigrichon ras tondu. Elle ne jeta pas, quant à elle, le moindre coup d’œil en arrière. Elle ne désirait qu’une chose, que la Néra déborde et emporte la ville entière, Culpucier comme le Donjon Rouge et le Grand Septuaire, emporte tout, tout et tous, tous, à commencer par le prince Joffrey et sa mère. Un désir qui ne se réaliserait pas, hélas. D’ailleurs, Sansa se trouvait encore en ville, et elle aurait été emportée aussi. A cette seule idée, Arya préféra concentrer son désir sur Winterfell.
Pour ce qui était de pisser, Yoren se trompait, en revanche. Là n’était pas le plus dur ; le plus dur, c’étaient Lommy Mains-vertes et Tourte-chaude. Deux des orphelins recrutés par Yoren : certains dans les rues, par la promesse que leurs ventres auraient de quoi s’emplir, leurs pieds de quoi se chausser, les autres en prison. « La Garde a besoin d’hommes de cœur, leur avait-il dit au moment de partir, et le cœur, vous tous… ! »
Des cachots provenaient également des hommes faits, braconniers, voleurs, violeurs et consorts. Les pires étaient les trois dénichés dans les oubliettes, et dont Yoren lui-même devait avoir peur car, non content de les tenir enchaînés, pieds et mains, à l’arrière d’un fourgon, il jurait ses grands dieux qu’ils le resteraient en permanence jusqu’au Mur. L’un n’avait plus, à la place du nez, qu’un trou ; et les yeux de cette brute grasse et chauve aux joues purulentes, aux dents acérées, n’avaient rien d’humain.
Au sortir de Port-Réal, le convoi comprenait cinq fourgons chargés de fournitures destinées au Mur : ballots de peaux et de tissus, barres de fer brut, plus une cage de corbeaux, des livres, du papier, de l’encre, une balle de surelle en feuilles, des jarres d’huile, des coffrets d’épices, de médicaments. Des chevaux de labour y étaient attelés, et Yoren avait acheté, outre deux coursiers, une demi-douzaine d’ânes pour les gamins. Arya aurait préféré monter un vrai cheval, mais mieux valait toujours un âne que les fourgons.
Si les hommes ne lui prêtaient aucune attention, elle avait moins de chance avec les garçons. Indépendamment du fait qu’elle était plus petite et menue, qu’elle avait deux ans de moins que leur benjamin, Tourte-chaude et Mains-vertes ne manquaient pas d’attribuer son mutisme à la panique, la bêtise ou la surdité. « Vise un peu l’épée qu’y s’est dégotée, Tête-à-cloques », dit le second, un beau matin que l’on cheminait entre vergers et champs de blé. Il avait les bras verts jusqu’au coude car, avant de se faire pincer à voler, il était apprenti chez un teinturier. Il ne riait pas, il brayait comme les baudets du convoi. « D’où qu’un rat d’égout comme Tête-à-cloques peut avoir une épée ? »
Sans broncher, Arya se mâchouilla la lèvre. Le manteau noir délavé de Yoren s’apercevait, là-bas devant, mais l’appeler à la rescousse, elle s’y refusait.
« S’rait pas un ’tit écuyer, des fois ? » suggéra Tourte-chaude. Sa mère avait, jusqu’à son dernier souffle, poussé dans les rues une carriole de boulange au cri de Tourtes ! tourtes chaudes ! « ’tit écuyer d’ quèq’ grand grand seigneur…, ’t êt’ ça.
— Ecuyer, tu parles ! vis’ putôt… Doit même pas être une vraie, s’n épée. juste un joujou d’fer-blanc, j’ parie. »
Qu’ils plaisantent Aiguille lui fut odieux. « Feriez mieux de la fermer ! jappa-t-elle en se tournant sur sa selle pour les toiser, c’est de l’acier château, corniauds ! »
Des huées lui répondirent. « D’où qu’ t’aurais dégoté c’te lame, alors, Face-à-cloques ? » Tourte-chaude brûlait de curiosité.