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La face pâlie de Roubaud se colora, et il ne put retenir un léger mouvement.

-J'oubliais, répéta Moulin. Il ne faut pas que cette voiture parte, ne la faites pas mettre ce matin dans l'express de six heures quarante.

Il y eut un court silence, avant que Roubaud demandât, d'une voix très naturelle:

-Tiens! pourquoi donc?

-Parce qu'il y a un coupé retenu pour l'express de ce soir. On n'est pas sûr qu'il en vienne dans la journée, autant garder celui-là.

Il le regardait toujours fixement, il répondit:

-Sans doute.

Mais une autre pensée l'absorbait, il s'emporta tout d'un coup.

-C'est dégoûtant! Voyez-moi comme ces bougres-là nettoient! Cette voiture semble avoir de la poussière de huit jours.

-Ah! reprit Moulin, quand les trains arrivent passé onze heures, il n'y a pas de danger que les hommes donnent un coup de torchon... ça va bien encore lorsqu'ils consentent à faire la visite. L'autre soir, ils ont oublié sur une banquette un voyageur endormi, qui ne s'est réveillé que le lendemain matin.

Puis, étouffant un bâillement, il dit qu'il montait se coucher. Et, comme il s'en allait, une brusque curiosité le ramena.

-A propos, votre affaire avec le sous-préfet, c'est fini, n'est-ce pas?

-Oui, oui, un très bon voyage, je suis content.

-Allons, tant mieux... Et rappelez-vous que le 293 ne part pas.

Quand Roubaud se trouva seul sur le quai, il revint lentement vers le train de Montivilliers, qui attendait. Les portes des salles furent ouvertes, des voyageurs parurent, quelques chasseurs avec leurs chiens, deux ou trois familles de boutiquiers profitant du dimanche, peu de monde en somme. Mais, ce train-là parti, le premier de la journée, il n'eut pas de temps à perdre, il dut immédiatement faire former l'omnibus de cinq heures quarante-cinq, un train pour Rouen et Paris. A cette heure matinale, le personnel étant peu nombreux, la besogne du sous-chef de service se compliquait de toutes sortes de soins. Lorsqu'il eut surveillé la manoeuvre, chaque voiture prise au remisage, mise sur le chariot que des hommes poussaient et amenaient sous la marquise, il dut courir à la salle de départ, donner un coup d'oeil à la distribution des billets et à l'enregistrement des bagages. Une querelle éclatait entre des soldats et un employé, qui nécessita son intervention. Pendant une demi-heure, parmi les courants d'air glacé, au milieu du public grelottant, les yeux gros encore de sommeil, dans cette mauvaise humeur d'une bousculade en pleines ténèbres, il se multiplia, n'eut pas une pensée à lui. Puis, le départ de l'omnibus ayant déblayé la gare, il se hâta de se rendre au poste de l'aiguilleur, s'assurer que tout allait bien de ce côté, car un autre train arrivait, le direct de Paris, qui avait du retard. Il revint assister au débarquement, attendit que le flot des voyageurs eût rendu les billets et se fût empilé dans les voitures des hôtels, qui, en ce temps-là, entraient attendre sous la marquise, séparées de la voie par une simple palissade. Et, alors seulement, il put souffler un instant dans la gare redevenue déserte et silencieuse.

Six heures sonnaient. Roubaud sortit de la halle couverte, d'un pas de promenade; et, dehors, ayant devant lui l'espace, il leva la tête, il respira, en voyant que l'aube se levait enfin. Le vent du large avait achevé de balayer les brumes, c'était le clair matin d'un beau jour. Il regarda vers le nord la côte d'Ingouville, jusqu'aux arbres du cimetière, se détacher d'un trait violacé sur le ciel pâlissant; ensuite, se tournant vers le midi et l'ouest, il remarqua, au-dessus de la mer, un dernier vol de légères nuées blanches, qui nageaient lentement en escadre; tandis que l'est tout entier, la trouée immense de l'embouchure de la Seine, commençait à s'embraser du lever prochain de l'astre. D'un geste machinal, il venait d'ôter sa casquette brodée d'argent, comme pour rafraîchir son front dans l'air vif et pur. Cet horizon accoutumé, le vaste déroulement plat des dépendances de la gare, à gauche l'arrivage, puis le Dépôt des machines, à droite l'expédition, toute une ville, semblait l'apaiser, le rendre au calme de sa besogne quotidienne, éternellement la même. Par-dessus le mur de la rue Charles-Laffitte, des cheminées d'usine fumaient, on apercevait les énormes tas de charbon des entrepôts, qui longent le bassin Vauban. Et une rumeur montait déjà des autres bassins. Les coups de sifflet des trains de marchandises, le réveil et l'odeur du flot apportés dans le vent, le firent songer à la fête du jour, à ce navire qu'on allait lancer et autour duquel la foule s'écraserait.

Comme Roubaud rentrait sous la halle couverte, il trouva l'équipe qui commençait à former l'express de six heures quarante; et il crut que les hommes mettaient le 293 sur le chariot, tout l'apaisement de la fraîche matinée s'en alla dans un éclat subit de colère.

-Nom de Dieu! pas cette voiture-là! Laissez-la donc tranquille! Elle ne part que ce soir.

Le chef de l'équipe lui expliquait qu'on poussait simplement la voiture, pour en prendre une autre, qui était derrière. Mais il n'entendait pas, assourdi par son emportement, hors de toute proportion.

-Bougres de maladroits, quand on vous dit de ne pas y toucher!

Lorsqu'il eut compris enfin, il resta furieux, tomba sur les incommodités de la gare, où l'on ne pouvait seulement retourner un wagon. En effet, la gare, bâtie une des premières de la ligne, était insuffisante, indigne du Havre, avec sa remise en vieille charpente, sa marquise de bois et de zinc, au vitrage étroit, ses bâtiments nus et tristes, lézardés de toutes parts.

-C'est une honte, je ne sais pas comment la Compagnie n'a pas encore flanqué ça par terre.

Les hommes de l'équipe le regardaient, surpris de l'entendre parler librement, lui d'une discipline si correcte d'habitude. Il s'en aperçut, s'arrêta tout d'un coup. Et, silencieux, raidi, il continua de surveiller la manoeuvre. Un pli de mécontentement coupait son front bas, tandis que sa face ronde et colorée, hérissée de barbe rousse, prenait une tension profonde de volonté.

Dès lors, Roubaud eut tout son sang-froid. Il s'occupa activement de l'express, contrôla chaque détail. Des attelages lui ayant paru mal faits, il exigea qu'on les serrât sous ses yeux. Une mère et ses deux filles, que fréquentait sa femme, voulurent qu'il les installât dans le compartiment des dames seules. Puis, avant de siffler pour donner le signal du départ, il s'assura encore de la bonne ordonnance du train; et il le regarda longuement s'éloigner, de ce coup d'oeil clair des hommes dont une minute de distraction peut coûter des vies humaines. Tout de suite, d'ailleurs, il dut traverser la voie pour recevoir un train de Rouen, qui entrait en gare. Justement, il s'y trouvait un employé des postes, avec lequel, chaque jour, il échangeait les nouvelles. C'était, dans sa matinée si occupée, un court repos, près d'un quart d'heure, pendant lequel il pouvait respirer, aucun service immédiat ne le réclamant. Et, ce matin-là, comme d'habitude, il roula une cigarette, il causa très gaiement. Le jour avait grandi, on venait d'éteindre les becs de gaz, sous la marquise. Elle était si pauvrement vitrée, qu'une ombre grise y régnait encore; mais, au-delà, le vaste pan de ciel sur lequel elle ouvrait, flambait déjà d'un incendie de rayons; tandis que l'horizon entier devenait rose, d'une netteté vive de détails, dans cet air pur d'un beau matin d'hiver.

A huit heures, M. Dabadie, le chef de gare, descendait d'habitude, et le sous-chef allait au rapport. C'était un bel homme, très brun, bien tenu, ayant les allures d'un grand commerçant tout à ses affaires. Du reste, il se désintéressait volontiers de la gare des voyageurs, il se consacrait surtout au mouvement des bassins, au transit énorme des marchandises, en continuelles relations avec le haut commerce du Havre et du monde entier. Ce jour-là, il était en retard; et, deux fois déjà, Roubaud avait poussé la porte du bureau, sans l'y trouver. Sur la table, le courrier n'était pas même ouvert. Les yeux du sous-chef venaient de tomber, parmi les lettres, sur une dépêche. Puis comme si une fascination le retenait là, il n'avait plus quitté la porte, se retournant malgré lui, jetant vers la table de courts regards.