La Bible amusante
Dédicace au Saint-Père Infaillible.
Très Saint-Père,
On dit que vous n’êtes pas content, depuis le 19 avril de cette année, la vingtième de votre glorieux pontificat. Le dénouement inattendu de ma joyeuse mystification vous a mis, assure-t-on, en grande colère, comme un simple père Duchesne; car, savoir qu’on a été mystifié pendant douze ans par un libre-penseur sceptique est chose éminemment désagréable, quand on est le représentant de l’Esprit-Saint, quand on est directement et de façon permanente inspiré par le divin pigeon; mais savoir que cette posture ridicule est connue du monde entier, voilà le comble du désagrément, voilà ce qui vexe au suprême degré. O mon pape, quelle tuile pour le dogme de votre infaillibilité!…
Un fumiste Marseille s’est payé votre vénérable tête; horreur! — Et il avait pris ses mesures pour que sa fumisterie se terminât en éclatant comme une bombe, avec un vacarme retentissant dans la presse des deux hémisphères; malédiction!
Joachim, mon vieux Joachim, je comprends votre saint courroux.
Il me semble voir votre grimace, à la lecture de cet amusant article dans lequel Henri Rochefort résuma si bien la situation:
«Ce très saint-père, qui a reçu le fumiste en audience particulière, ne peut contester avoir été de mèche avec lui; sans quoi, son infaillibilité, dont il a fait un dogme, serait immédiatement réduite en poussière.
Du moment où il ne s’est pas aperçu du tour que se disposait à lui jouer son visiteur, que devient cette lumière d’en haut sur laquelle repose, aux yeux des gâteux du catholicisme, tout le pouvoir des successeurs de saint Pierre?
Léo Taxil s’est fichu de lui, mais lui se fichait de nous; et si le premier a, pendant douze ans, fait avaler ses blagues aux évêques, le second nous ingurgite les siennes depuis douze siècles.
Ou le nommé Pecci n’est pas plus infaillible que vous ni moi, et il ne lui reste qu’à donner, sans délai, sa démission de représentant d’un dieu qu’il ne représente en quoi que ce soit;
Ou, étant infaillible, il s’est constitué l’associé d’un blagueur dont il se servait pour soutirer l’argent des adversaires de la franc-maçonnerie; auquel cas, il n’y aurait plus qu’à charger les gendarmes d’aller l’arrêter dans son palais, pour abus de confiance et soustraction frauduleuse.»
Trois fois hélas! mon vieux Joachim, voilà le dilemme qu’un illustre pamphlétaire vous a posé, au milieu des bravos de la galerie. Et de Paris à New-York, de Londres à Montevideo, la presse universelle a répété le dilemme; et partout les applaudissements ont retenti, partout on s’est esclaffé de votre confusion, de partout les pieds de nez se sont esquissés, moqueurs, dans la direction de votre triple couronne. Et vous vous demandiez, ô le treizième des sacrés Léons, si ce n’était point là un cauchemar!…
De cauchemar, point. Vous étiez bien éveillé, et le formidable éclat de rire qui secoua le globe était l’irritante réalité.
Très Saint-Père, je vous dois une consolation.
Le flot de l’impiété grossit tous les jours; c’est une véritable marée qui monte, monte sans cesse. Dans la chère France, qui est la fille aînée de l’Église, l’enseignement a été laïcisé depuis bien des années déjà; de telle sorte que les nouvelles générations qui s’élèvent dans les écoles de l’État ne connaissent pas le premier mot de l’Histoire Sainte.
En plusieurs circonstances, j’ai constaté, avec une douleur indicible, que des jeunes gens ignorent les édifiantes aventures d’Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Josué, Gédéon, Samson, Samuel, Booz, Saül, David, Salomon, Élie, Élisée, Jonas, Ézéchiel, Esther, Tobie, Judith, Daniel, etc., etc. De ces noms célèbres et vénérés, ils ont tout au plus une vague idée. À la question qu’un digne prêtre posa naguère: «Connaissez-vous les Macchabées?» il fut répondu: «Très peu; je ne suis allé que deux fois voir la Morgue.»
Un tel état de choses est navrant. Où irons-nous, juste ciel, si la connaissance des pieux épisodes de la Bible se perd, si les écrits inspirés autrefois par le divin pigeon tombent dans l’oubli?… Il est temps de réagir, Très Saint-Père.
C’est pourquoi j’entreprends une nouvelle édition des Saintes Écritures. Je n’omettrai rien, et je tâcherai de rendre cette lecture aussi attrayante que possible. Vous verrez ça. À mon prochain voyage à Rome, je solliciterai de votre auguste main encore une bénédiction spéciale, à ajouter à ma précieuse collection.
Si cependant, vous en rapportant à moi, vous daignez m’envoyer cette bénédiction de premier choix, sans attendre ma visite, — Très Saint-Père, ne vous gênez pas.
La joie de vous avoir mystifié ne diminue en rien mon zèle pour la diffusion des grandes vérités éternelles, qui sont la base de la religion sublime dont vous êtes le pontife souverain. Je ne dis pas que ma Bible Amusante contribuera beaucoup à raffermir la foi; mais elle aura néanmoins un avantage incontestable: en pénétrant parmi les victimes de l’État laïcisateur, en se faisant lire de ceux qui maintenant ignorent ou ne connaissent que vaguement toutes ces belles choses, elle leur révélera ce qu’il est nécessaire de croire pour avoir le droit de se dire fils de l’Église catholique, apostolique et romaine.
Si, après ça, quelques-uns veulent admettre qu’il est possible à un homme de vivre trois jours dans le ventre d’une baleine, sans parler des autres miracles bibliques, vous me devrez, mon vieux Joachim, de chaleureux remerciements pour vous avoir valu des recrues inespérées.
Alors, sans rancune au sujet de ma mystification, n’est-ce pas?… Ce livre vous aura consolé, et nous redeviendrons bons amis, comme avant le 19 avril.
Voyons, ne te fais pas prier, Léon. Envoie-moi un petit à-compte de bénédiction, par retour du courrier.
Paris, le 20 juin 1897 — Léo Taxil.
1. La création et le paradis terrestre
Or, apprenez donc ce que l’esprit de Dieu dicta à Moïse, prétendu auteur sacré, à qui est attribuée la Genèse, premier livre de l’Écriture Sainte; et vous constaterez, à chaque instant, que l’esprit de Dieu, à moins d’être d’une ignorance crasse, est fumiste, essentiellement fumiste, plus fumiste que l’inventeur de la grande-maîtresse palladiste Diana Vaughan.
Dieu est de toute éternité; mais, au commencement des temps, il était seul dans le néant. Rien n’existait, sauf lui, s’appelant alors Elohim, nom hébreu sous lequel il est désigné par le premier verset de la Bible; et ce nom est un pluriel, ce qui est bien singulier pour un monsieur tout seul.
Donc, Elohim, — qui est aussi Jéhovah, Sabaoth, Adonaï, ainsi que nous le verrons plus loin, — Elohim s’embêtait (ou s’embêtaient) à six francs par tête au milieu de son chaos; «tohu-bohu» est le terme biblique, tohu-bohu qui signifie sens dessus dessous.
L’éternité étant démesurément longue, maître Elohim s’embêta pendant des milliards et des milliards de siècles. Enfin, il eut une idée: étant Dieu, c’est-à-dire tout-puissant, il jugea que s’embêter toujours sans rien faire serait le comble de la bêtise, et il résolut de créer.
Il aurait pu tout créer d’un seul coup. Eh bien, non; mieux valait prendre son temps, lui sembla-t-il. Et il fit le ciel et la terre, ou, pour mieux dire, la matière apparut sous le simple effort de sa volonté; une matière informe, vide, confuse, encore tohu-bohu, et pleine d’humide. «Et le vent de Dieu courait sur les eaux» (textuel); le lecteur n’est pas forcé de comprendre.