Hardi donc à la recherche de l’Éden! avis aux amateurs!… Quand bien même nous ne réussirions pas à pénétrer, l’excursion sera intéressante; on fera, tout au moins, le tour du jardin, et l’on fixera l’emplacement sur les cartes de géographie, qui, sans cela, seraient toujours incomplètes.
En attendant, voyons à présent ce que firent Adam et Ève, une fois hors du paradis terrestre, et ayant la connaissance intégrale du bien et du mal… y compris le mal de mer.
2. Courte histoire des premiers hommes
L’Écriture Sainte n’abonde pas en détails biographiques sur le compte des premiers hommes.
Le quatrième chapitre de la Genèse coupe court aux suppositions des commentateurs joviaux, qui ont voulu voir l’œuvre d’amour dans l’histoire de la pomme, cueillie par Eve, sur le conseil du serpent, et mangée en commun avec Adam. C’est après l’expulsion de l’Éden que nos premiers parents se mirent en devoir de se faire une postérité. Le texte de la Bible est suffisamment explicite.
«1. Or, Adam connut Eve sa femme, qui alors conçut et enfanta Caïn; et elle dit: J’ai acquis un homme par l’Éternel.
2. Elle enfanta encore Abel son frère. Et Abel fut berger, et Caïn fut agriculteur.»
Les personnes qui n’ont pas approfondi l’étude de la théologie et des théologiens sont à mille lieues de se douter des extravagantes discussions que cette grave affaire de la conception du premier bébé humain a suscitées parmi les commentateurs juifs et chrétiens. En dépit du texte ci-dessus, les uns, ne le trouvant pas encore assez clair, et partisans quand même de l’œuvre d’amour accomplie en Éden, ont émis l’opinion qu’Eve, à peine créée, perdit sa virginité, et que le serpent profita, pour la tenter, du moment où Adam était endormi pour se reposer de ses fatigues conjugales. Les autres, ayant à leur tête saint Jérôme, qui composa la Vulgate en traduisant directement de l’hébreu, sont d’avis que le verset 1 du chapitre 4 de la Genèse prouve qu’Adam n’a jamais songé à connaître Eve que lorsqu’ils furent chassés du paradis.
Et les appréciations n’en sont pas restées là!… Les théologiens qui ont adopté la manière de voir de saint Jérôme, se sont divisés entre eux, en vertu du beau raisonnement que voici: étant admis que la consommation du mariage a eu lieu après le départ de l’Éden, il n’y a pas de motif pour que ça ait été aussitôt, là, tout de suite; alors, quand? à quel moment précis?… Quand on est théologien, on veut tout fouiller; ces hommes-là sont d’une curiosité inimaginable, surtout en ces sortes de questions. Il y a donc eu des gens qui ont débité qu’Adam différa quinze ans et même trente ans l’opération décisive. D’autres poussent la chose encore plus loin et soutiennent gravement qu’Adam et Ève, par une résolution commune et pour pleurer leur péché, ne rompirent leur continence qu’au bout de… cent ans!
Vous croyez que c’est fini?… Ah! que vous connaissez peu les théologiens! Quelques-uns ont déniché une tradition, en vertu de laquelle Adam serait demeuré excommunié cent cinquante ans pour avoir mangé du fruit défendu, et il aurait vécu pendant ce temps-là avec une femme qui, comme lui, aurait été formée de la terre et qu’ils nomment Lilia; ils ajoutent qu’il engendra des diables par son commerce avec cette femme, et qu’enfin il épousa Eve, lorsque son excommunication fut levée, et qu’alors il engendra des hommes. Il est juste de dire que cette opinion n’a pas prévalu. Enfin, d’autres commentateurs, qualifiés également d’hérétiques et cités par saint Epiphane, ont soutenu que le diable avait eu affaire avec Ève comme un mari avec sa femme, et cela même après la sortie de l’Éden, et qu’il en avait eu Caïn et Abel. Voilà donc des compensations: Adam quitte Eve pour faire des diables avec une autre femme, et le diable va trouver Ève pour faire des hommes avec elle.
Et la question des couches d’Eve?… Les chers théologiens y ont trouvé aussi une mine inépuisable de controverses. Mais cela nous mènerait trop loin. En dernier lieu, rappelons une célèbre et savante dissertation de l’allemand Reinhardt, où est agitée la question de savoir si, oui ou non, Adam et Ève avaient un nombril!…
Tout ça, c’est des bêtises, comme dit l’autre. Arrivons à ce qui est sérieux, attendu que ce qui est sérieux dans la Bible n’en est pas moins à mourir de rire.
Donc Abel fut berger, et Caïn agriculteur; et nous allons voir bientôt ce vieux toqué de Jéhovah préférer Abel à Caïn. Or, je vous prie d’y réfléchir une seconde seulement: lequel des deux fils d’Adam, s’il vous plaît, avait obéi à Dieu dans le choix de sa profession? C’est Caïn, parbleu! puisque l’Éternel avait ordonné à l’humanité de cultiver la terre et de se nourrir exclusivement de ce que produiraient les champs, sauf à transformer le blé en pain. Abel, lui, se met berger; s’il gardait et élevait des troupeaux de moulons, ce n’était évidemment pas pour le plaisir de les regarder paître, en enfilant des perles; c’est, en réalité, parce qu’il appréciait surtout le mouton au point de vue du gigot et des côtelettes, dont il se régalait, cela tombe sous le sens. Abel contrevenait donc carrément aux formelles et récentes prescriptions divines; et c’est lui qui fut le petit chéri du seigneur Jéhovah!… Décidément, ô curés impayables, ce n’est pas dans vos tabernacles qu’il faut enfermer votre papa Bon Dieu; c’est dans une cellule de Charenton.
«3. Or, il arriva au bout de quelque temps que Caïn offrit en oblation à l’Éternel des fruits de la terre;
4. Et qu’Abel aussi offrit des premiers nés de son troupeau, et de leur graisse. Et l’Éternel fut content d’Abel et de ses présents;
5. Mais il ne fut pas content de Caïn ni de ses présents. Et Caïn fut irrité, et son visage fut abattu.»
Il y avait de quoi la trouver mauvaise, en effet.
«6. Et l’Éternel dit à Caïn: Pourquoi es-tu en colère et pourquoi ton visage est-il abattu?
7. Si tu fais bien, ne sera-t-il pas reçu? Mais, si tu ne fais pas bien, la peine du péché est à la porte. Or, ses désirs se rapportent à toi; et il sera sous ta puissance.»
La Bible ne mentionne aucune réponse de Caïn à Dieu. J’avoue que, si je m’étais trouvé à sa place, le galimatias incompréhensible du verset 7 m’aurait complètement abasourdi.
Caïn n’était pas prophète. Sans quoi, en négligeant le galimatias susdit, il aurait pu répondre à son interlocuteur:
— Ce sont donc les offrandes de viandes que vous préférez, mon vieux Jéhovah?… Eli bien, vous donnez un exemple qui sera suivi par les sacrificateurs païens… Vous avez justement mêmes goûts qu’auront les idoles, et ces goûts seront plus tard déclarés grossiers et indignes de la divinité… savez-vous par qui?… par les piètres mêmes du catholicisme.
Mais Caïn ne répondit point. Cet homme, qui avait pris tant de peine à mener à bien la culture de ses melons, qui offrait au Seigneur ses cantaloups les plus succulents et qui les voyait méprisés, cet homme comprit que Dieu se fichait de lui par-dessus le marché, et il en fut tellement vexé qu’il en perdit un moment la tête. Au lieu d’en vouloir au capricieux et impoli Jéhovah, il commit la faute de s’en prendre à son frère.
«8. Et Caïn dit à son frère Abeclass="underline" Sortons dehors. Et quand ils furent aux champs, Caïn s’éleva contre Abel son frère, et il le tua.»
Ça n’a pas traîné, on le voit; Caïn était un gaillard expéditif. Il invite son frère à faire une petite ballade au dehors; il l’entraîne aux champs, sous un prétexte quelconque, pour chercher ensemble des scarabées, par exemple. Une fois-là, vite une querelle d’allemand, à propos de boites; puis, un bon coup de pioche sur la tête. V’lan! ça y est. Et c’est le chéri de papa Bon Dieu qui, dans l’humanité, a l’étrenne de la mort.