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Il est vrai que les tonsurés pourront toujours nous répondre:

— Le véritable auteur de la Genèse n’est pas plus Esdras que Moïse; c’est l’Esprit-Saint! Par conséquent, la Bible mentionnerait-elle même Saint-Pétersbourg et New-York, cela ne devrait pas nous paraître illogique et ne saurait aucunement nous surprendre.

Inclinons-nous donc, et reprenons la suite du sacré récit, avec un joyeux rire; car cette édifiante Genèse ne manque vraiment pas de gaîté.

Si le lecteur le veut bien, nous allons nous reporter par la pensée à ce merveilleux jardin d’Éden, où quatre grands fleuves provenant d’une seule fontaine roulent leurs eaux. Il nous semble voir Adam, se promenant dans sa propriété et se livrant aux douceurs du far-niente.

Voici quel pourrait être son monologue:

«— Je suis l’homme, et j’ai pour nom Adam; ce qui veut dire, paraît-il, «terre rouge», attendu que j’ai été fabriqué avec de l’argile, comme une vulgaire poterie… Quel est mon âge?… Je suis né il y a cinq jours; mais, selon un vieux proverbe, on a l’âge que l’on paraît. Et voilà pourquoi je puis dire qu’en réalité je suis né à l’âge de vingt-huit ans, avec toutes mes dents… Non; pas avec toutes mes dents… Il me manque encore les dents de sagesse…

Très bien constitué, hein?… Dame! comment pourrais-je ne pas être un bel individu, puisque, sauf l’âge et la barbe, je suis la fidèle copie du seigneur Jéhovah, l’être le plus épatamment chic qui existe dans l’univers?… Voyez-moi cette santé, ces bras robustes, ces jarrets d’acier, des nerfs à en revendre, et, avec ça, le teint frais… Pas le moindre rhumatisme… Je dis zut aux maladies… Je n’ai même pas à craindre la petite vérole; papa Bon Dieu m’a fabriqué tout vacciné… Aussi, ce que je me gobe!… et je n’ai pas tort…

Je me la coule douce, en ce séjour charmant… pas de concierge… aucun domestique, même… Voilà une vie heureuse!… Je vais, je viens, je cueille des fruits, tous succulents, et je m’en empiffre à ma fichue fantaisie, bravant sans danger la diarrhée… Je n’éprouve aucune fatigue, si longues que soient mes promenades, quand je me couche sur l’herbe, c’est pour mon agrément…

L’autre jour, l’aimable seigneur Jéhovah m’a offert une distraction, dont je garderai toute ma vie le joyeux souvenir… Tous les animaux de la création ont passé devant moi: «Le nom que tu donneras à chaque animal vivant sera son nom», m’a dit le vieux Père Éternel… Comme attention, c’était gentil, ça!…

C’est inouï, ce qu’il en a défilé, des animaux!… Je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant d’êtres vivants… Je n’ai pas été embarrassé pour leur faire ma distribution de noms; car la langue que je parle sans difficulté, et sans être jamais allé à l’école, est une langue d’une richesse extraordinaire, d’une abondance de termes dont il est impossible de se faire une idée… Ainsi, sans avoir besoin de chercher, je connaissais instantanément tout ce qui est propre à chaque animal, rien qu’en le regardant, et par un seul mot j’exprimais toutes les propriétés de chaque espèce, de sorte que chaque nom donné par moi est en même temps une définition complète et parfaite… Prenons, par exemple, l’animal qu’on appellera plus tard equus en latin, cheval en français, horse en anglais, etc. Eh bien, je lui ai colloqué un nom qui exprime ce quadrupède avec ses crins, sa queue, son encolure, sa vitesse, sa force… Et l’oiseau que, dans les siècles futurs, on appellera bulbo en latin, hibou en français, owl en anglais, etc., tous ces noms à venir ne vaudront pas celui que j’ai imaginé et qui caractérise le nocturne rapace, avec ses deux aigrettes mobiles sur le front, son bec court et crochu, sa grosse tête aux grands yeux ronds entourés d’un cercle complet de plumes roides, ses pattes toutes garnies de plumes jusqu’aux ongles, ainsi que ses mœurs farouches et sauvages, son cri monotone et lugubre, son horreur de la lumière… Et ainsi de suite, pour tous les animaux vivants… Ah! elle est sans pareille, la langue que je parle, et comme il est triste de penser qu’un jour elle sera entièrement et à jamais perdue!… Cette pensée est mon seul chagrin… Repoussons-la bien vite, et n’ayons nul souci.

Oh! cette revue générale de tous les animaux vivants, voilà ce qui a été superbe… Encore, superbe ne dit pas tout; car nous avons eu une partie drôlatique dans le programme de la fête: ç’a été l’arrivée des poissons… Pensez donc! ce jardin est en plein continent, pas de rivages marins, rien que des fleuves, c’est-à-dire de l’eau douce… Alors, vous voyez la grimace que faisaient les poissons de mer, en remontant le Tigr et l’Euphrate pour venir auprès de moi; ils n’étaient plus dans leur eau salée habituelle, et ça les embêtait!… Vrai, c’était à se tordre… Et les gros cétacés, c’est ceux-là qui étaient gênés!… Heureusement, pour ce jour-là et à titre exceptionnel, papa Bon Dieu a élargi les fleuves de mon jardin; sans quoi les diverses espèces de baleines n’auraient jamais pu passer… Sitôt que je leur avais donné leur nom, il fallait les voir repiquer en arrière et se précipiter, à grands coups de nageoires, pour regagner le plus vivement possible leur Océan… J’en ris encore!…

Peut-être y aura-t-il des gens qui ne croiront pas à cette histoire… Les impies nieront que des phoques du pôle Nord aient pu venir jusqu’en Arménie, dans les eaux supérieures du Tigre et de l’Euphrate, et cela en un seul jour de voyage, descendant tout l’Atlantique et faisant le tour complet de l’Afrique; ils diront que ces intéressants mammifères marins, hôtes de l’océan Glacial, n’ont pu changer d’élément sans en mourir… Eh! qu’importe la critique!… Ma parole d’honneur, j’ai vu ici, en ce jardin d’Éden, dans cette circonstance, phoques et baleines, et j’ajoute que les phoques, tout contents d’avoir reçu de moi un nom, m’ont remercié en disant papa! maman!…

Les esprits pointilleux objecteront: «Et les poissons des lacs, par où sont-ils venus?…» Veut-on faire allusion au lavaret, ce délicieux poisson du lac du Bourget, dont les habitants d’Aix-les-Bains parlent comme d’une gloire?… Et la féra, qui vit exclusivement dans le lac Léman, qui meurt aussitôt qu’elle est mise dans une autre eau, même douce, qui ne peut seulement pas vivre dans le Rhône, en deçà ou sn delà du Léman?… Qu’on le sache donc: le lavaret et la féra ont eu une permission spéciale de Dieu; ces deux poissons lacustres sont venus, par voie aérienne, me rendre visite à l’Éden… Et voilà! anathème aux mécréants, qui ne se contenteront pas de cette explication!…

Et puis, palsambleu! je suis bien bon de discuter ces choses… Tant pis pour qui ne me croira pas, quand j’affirme que j’ai vu tous les animaux vivants, vertébrés, annelés, mollusques, et zoophytes!… Il n’est pas un seul insecte à qui je n’ai donné un nom… Mais celui qui m’a le plus stupéfié, c’est un grand ver blanc, long, plat, qui est sorti tout doucement de moi-même, un vilain ver que les naturalistes futurs appelleront ténia ou ver solitaire de l’homme, et qui ne ressemble pas au ténia des porcs ni au ténia des moutons; ce grand diable de ver humain, dès sa sortie, m’a fait une profonde révérence; je lui ai donné un nom; après quoi, il s’est refaufilé chez moi par mon anus et a repris domicile en mon individu… Si j’en parle, c’est pour ne rien omettre; car je ne me savais pas habité. À part ça, mon locataire ne m’incommode en aucune façon… Rien ne trouble cette vie de cocagne que je mène depuis cinq jours…»