Nous voyons la première femme, dont la curiosité a été piquée par le serpent, s’approcher de l’arbre de la science qui est au milieu du jardin, auprès de l’arbre de vie. Elle le considère longuement, non sans avoir quelques hésitations.
— Il n’est pas joli, joli, dit-elle, ce serpent qui vient de me parler tout à l’heure; mais il est, ma foi, très distingué de manières, et il a un langage charmant… Le conseil qu’il m’a donné me semble bon à suivre; car, vraiment, c’est fort ennuyeux de ne rien savoir… Nous sommes, Adam et moi, comme des dindes, et nous pourrions être comme des dieux!… Et puis, il est tentant, ce fruit… Il n’en est pas de plus beau dans tout le verger… Cependant, si le serpent m’avait conté une craque, voilà qui ne serait pas gai!… La vie est si agréable!… Croquer ce fruit, j’en ai grande envie; mais si le résultat de ma gourmandise doit être de mourir?… Pas amusant du tout, ça…
Elle tourne autour de l’arbre; le serpent, caché derrière un buisson, suit de loin tous ses mouvements.
— Non, il n’est pas possible que nous mourions pour si peu de chose… C’est le père Jéhovah qui nous a monté un bateau!… D’abord, en y réfléchissant, je lui trouve l’air ficelle, à ce vieux barbon… tandis que le serpent… à la bonne heure… sa petite tête, mignonne, a je ne sais quelle expression bon enfant, avec des yeux pétillants d’esprit… Ensuite, c’est d’une logique frappante, ce qu’il m’a dit… Le père Jéhovah a tout intérêt à ce que nous demeurions ignorants des belles choses qui sont le privilège des dieux… Sa menace, ce doit être pour nous ficher le trac, voilà… Il ne veut pas que nous sachions et tout-ci et tout-ça… Oh! les vieux! ils sont tous les mêmes… des roublards… des conteurs de bêtises… Faut pas s’y fier…
Elle tire un des bancs du jardin auprès de l’arbre, y monte, et cueille un des fruits. — Mettons que c’est une pomme, puisque la Bible n’est pas explicite sur ce point et que d’ailleurs il importe peu d’appeler ce fruit ainsi ou autrement. — Elle contemple la pomme, en se passant la langue sur les lèvres. Le serpent, qui a tout vu, se dresse sur sa queue, derrière le buisson, et pique un joyeux quadrille. Madame Adam approche la pomme de sa bouche.
— Au fait, comment ça se mange-t-il, ce fruit?… Dois-je le peler ou y mordre à même?… Baste! d’une manière ou d’une autre, ça doit être bon… Elle hésite encore un peu.
— Savoir tout ou ne rien savoir, quelle alternative!… Quand nous jouons à cache-cache, Adam et moi, est-ce bien ou est-ce mal?… Cruelle énigme!… Faut-il tondre nos moutons pour faire bien? ou commet-on le mal en ne pas leur laissant la laine sur le dos?… C’est à y perdre la tête… Et Adam, qui se fourre à tout moment les doigts dans le nez, c’est-y bien ou c’est-y mal?… Vrai de vrai, ce n’est pas vivre qu’ignorer ces choses-là!…
Se décidant net, elle donne un énergique coup de dent dans la pomme.
— Sapristi! que c’est bon!…
Nouveau coup de dent, plus énergique encore.
— Nom d’ed là![1] que c’est bon!… Quel goût délicieux!… Ah! le vieux filou, qui m’avait défendu ce nanan!…
Elle se couche sur le banc, s’y allonge et semble n’en savourer que mieux le fruit.
Adam, arrivant, causant tout seuclass="underline"
— Pour passer le temps, je viens de pêcher une friture dans le Tigre… mais, comme je suis végétarien, j’ai flanqué, sitôt pêchée, ma friture dans l’Euphrate…
Il aperçoit son épouse.
— Hein! l’hommesse, qu’est-ce que tu grignotes là?
Madame Adam, se mettant d’un bond sur son séant:
— Oh! ne me gronde pas!… C’est un fruit… de l’arbre… tu sais bien… de l’un des deux arbres du milieu du jardin…
— Je le vois, fichtre!… C’est précisément le fruit de l’arbre auquel il nous est interdit de toucher… Ah ça! es-tu folle, ma petite femme?… Eh bien, et l’avertissement de l’autre?…
— Le père Jéhovah?… l’empêcheur de danser en rond?… Parlons-en, ah! oui!… Il s’est payé notre tête dans les grands prix, le vieux singe!…
— Qu’est-ce que tu me chantes là?…
— Sa menace de mort… tu te rappelles, n’est-ce pas?..
— Pour sûr!… J’en ai froid dans le dos.
— Oh! la la! mon œil!… Sa menace, mon cher, c’était un truc…
— Voyons, tu bats Jeannot, tu perds la boule?…
— Un truc, que je te dis… À preuve, c’est que je sais déjà des tas de choses, depuis que j’ai mordu à la pomme…
— Tu sais ce qui est bien et ce qui est mal?… Tu sais ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire?… Tu sais le comment et le pourquoi de tout et de tout….
— Oui, ça commence, mon petit chien-vert… Tiens, je sais déjà combien il faut mettre de grains de sel dans un œuf.
— Pas possible!
— Je sais pourquoi les coqs ferment les yeux en chantant…
— Tu m’épates!… Et pourquoi les grenouilles n’ont pas de queue, le sais-tu?
— Je viens de l’apprendre à l’instant même…
— Dis-le, pour m’instruire…
— C’est parce que ça les gênerait pour s’asseoir.
— Ah! bah!… Tu me renverses…
— Plus fort que ça… Eh bien, je sais, je suis sûre, tu entends bien, je suis sûre que tu es un petit homme sage comme une image et que tu ne m’as pas fait une seule infidélité…
Adam est ahuri.
— Mille pétards! elle en a tout-à-coup, de la science, ma femme!… C’est vrai, tout de même, que je ne lui ai jamais fait une infidélité… Saprelotte de saprelotte! c’est prodigieux!… fit si je te faisais une infidélité, ça serait-il mal en ça serait-il bien?…
— Ça serait mal, monsieur!… très mal!…
Elle l’attire auprès d’elle, sur le bi du bout du banc.[2]
— Au surplus, Adam de mon cœur, il ne tient qu’à toi de devenir instruit comme moi, aussi vite et à si peu de frais… Mords à la pomme…
Elle lui tend la pomme.
— Ça me fait envie, à moi aussi, ma petite femme bienaimée; mais à quoi ça nous servira-t-il, d’être savants comme des académiciens, si nous en mourons dès aujourd’hui… Car enfin, il faut se faire un raisonnement: mourir dans mille ans, à la rigueur, ça me serait égal; mais casser ma pipe aujourd’hui même, non, ça serait bête comme tout…
Madame Adam hausse les épaules.
— Tu n’as pas l’air d’y croire, ma mignonne… Mais moi, je sais bien ce qu’il m’a dit, le vieux papa Bon Dieu; c’est à moi-même qu’il a parlé, et je t’assure qu’il a été catégorique… Permets que je te répète textuellement ses paroles: «Pour ce qui est de l’arbre de la science du bien et du mal, tu n’en mangeras point; car, le même jour que tu en auras mangé, tu mourras de mort très certainement»… Il n’y a pas à barguigner, tu vois; je tiens à ma peau, moi, si tu ne tiens pas à la tienne…
— Adam, Adam, tu me fais rire… Est-ce que je suis morte. dis?
— Non, t’es bien vivante… Seulement, la journée n’est pas finie; gare la bombe!…
— Oh! que les hommes sont têtus!… Tu peux te vanter d’en avoir, de l’obstination, mon cher!… C’est insensé, ce que tu mets de temps à comprendre que le vieux rasoir s’est fichu de nous… Tiens, tu viens de citer les académiciens…
— Qui; et après?
— Les académiciens… sont-ils des puits de science, ceux-là?
— Evidemment.
— Eh bien, c’est parce qu’ils sont des puits de science que les académiciens sont des immortels…
Adam est troublé par l’argument. Son épouse se fait câline.
— Enfin, ne serait-ce que pour me faire plaisir, mords à la pomme, mon petit homme chéri… Quand tu en auras goûté après moi, nous serons tous deux comme les dieux…