Il attendit qu’ils aient disparu et quitta le bar à son tour. Surtout, ne pas la perdre ! L’Allemande et son cavalier descendaient l’escalator menant au hall. Malko prit l’escalier et se posta ensuite en face de la réception, comme s’il attendait quelqu’un.
Gudrun et son compagnon bavardaient tendrement eu face de la vitrine du bijoutier Stern. Soudain, l’Allemande leva la tête et embrassa légèrement l’homme sur la bouche, avant de l’accompagner à l’ascenseur. Sa conquête eut une mimique non équivoque avant de disparaître dans la cabine, lui montrant la clef de sa chambre entre deux doigts… Gudrun sourit, hochant la tête affirmativement.
L’homme disparut dans l’ascenseur. Le sourire s’effaça brutalement du visage de Gudrun, et elle se lança à grandes enjambées, jusqu’à la porte. Avant de sortir, elle jeta un long regard circulaire sans apercevoir Malko, dissimulé derrière une colonne. Ce dernier atteignit à son tour la porte donnant sur Quartz Street déserte. L’Allemande était en train de se glisser au volant d’une Golf jaune, démarrant aussitôt. Dieu merci, le feu passa au rouge et Malko eut le temps de courir jusqu’à sa Sierra et de rejoindre la Golf. Gudrun conduisait avec une extrême lenteur ; mettant son clignotant quand elle tournait à droite, ne grillant pas les feux orange, s’arrêtant bien avant qu’ils ne passent au vert. Il ne connaissait pas assez Jo’Burg pour savoir où elle le menait.
Malko aperçut une inscription au ras du trottoir : Wilson Street. Les Sud-Afs avaient l’étrange manie de graver le nom des rues sur le rebord des trottoirs, ce qui ne facilitait pas la vie.
Gudrun stoppa, à son habitude, comme le feu passait du vert à l’orange. Malko s’endormait à la suivre. Il s’arrêta derrière une autre voiture. Et soudain, au moment où le feu passait au rouge, la Golf jaune bondit comme une Ferrari, grillant le feu rouge, tournant aussitôt à droite dans Jan Smuts Avenue.
Jurant comme un damné, Malko recula pour se dégager de la voiture arrêtée devant lui, et fonça à son tour, sous les coups de klaxon indignés de son voisin. Il manqua se faire écharper par un bus et aperçut dans le lointain les feux d’une voiture qui s’éloignaient. Heureusement que la Sierra de Budget avait quelque chose dans le ventre… Il dévala comme un fou la grande avenue du Docteur-Malan, longeant Fairland, le centre de Jo’Burg, ivre de rage. Gudrun l’avait bien eu, avec son numéro de conductrice paisible… Il comprenait pourquoi elle avait échappé à tous ses poursuivants jusque-là…
Pied au plancher, il ne lâchait pas des yeux les feux rouges de la Golf qui emprunta la rampe menant à l’autoroute N 1, vers le nord. Malko en fut légèrement soulagé ; la Sierra allait pouvoir donner son maximum. Il y avait peu de circulation et ce ne serait pas difficile de conserver le contact. Le manège de l’Allemande prouvait qu’elle était consciente de sa filature. Ce qui n’allait pas faciliter la suite des événements. C’était un peu comme attraper un cobra à mains nues.
Maintenant, il n’y avait plus que deux cents mètres entre les deux voitures. Ils passèrent plusieurs sorties. Où donc allait Gudrun ?
L’embranchement sur le freeway indiquait « Pretoria ». Gudrun l’emprunta à la dernière seconde, et Malko, gêné par un camion, faillit le manquer. Les pneus de la Sierra hurlèrent, il se rattrapa de justesse, et il dévala une grande avenue surplombée à droite par les gigantesques bâtiments de l’Université. La Golf maintenait son avance. Elle vira en bas de l’avenue et Malko aperçut devant lui une voie rectiligne coupée de nombreux feux rouges. À cette heure, elle était déserte et Gudrun Tindorf continuait à conduire à tombeau ouvert. Ils arrivèrent presque au bout de Potgieter Street, puis la Golf tourna à gauche et disparut. Lorsque Malko arriva au croisement, il vit le panneau rouge d’un sens unique. Il s’y engagea pour se trouver nez à nez avec deux gros phares blancs ! Impossible de passer sur le trottoir, la rue était trop étroite ! Il vit la tête ronde et furieuse d’un Noir émerger d’une portière et lui jeter une injure. Pour ne pas perdre de temps, il recula. Quand il put enfin se lancer dans la rue, la Golf s’était volatilisée depuis belle lurette ! Il déboucha dans une autre voie à sens unique, vers la gauche. Un quartier noir populaire, bordé de maisons en bois avec des vérandas où des gens prenaient le frais ; des gosses jouaient un peu partout. On se serait cru dans les quartiers pauvres de Houston. Vingt mètres plus loin, ses phares éclairèrent la Golf jaune arrêtée au bord du trottoir.
Vide, bien entendu !
Malko se gara derrière et descendit. En dépit de l’heure tardive, le quartier était encore très animé. Rien que des Noirs. Personne ne semblait voir Malko, comme s’il avait été transparent. Il regarda l’espèce de bazar qui lui faisait face. Une énorme inscription s’étalait sur la vitrine. NET BLANKIE. Interdit aux Blancs… Une des joyeusetés de l’Apartheid. Des gens commençaient à poser sur lui des regards plutôt hostiles. Il chercha autour de lui et vit une cabine téléphonique. Inespéré.
Dans la cabine, il ne restait qu’un fil arraché et des inscriptions injurieuses pour la virilité du Premier ministre Peter Botha. En plus, on s’était amusé à s’en servir comme toilettes publiques. Malko battit en retraite pour se heurter à plusieurs jeunes gens, des bérets noirs enfoncés jusqu’aux yeux, avec des T-shirts troués et des baskets en loques. Pas vraiment rassurants. L’un d’eux grimaça un sourire exhibant des chicots, et marmonna un mot que Malko ne comprit pas. Il fallut qu’il le répète avec insistance pour que Malko saisisse enfin ce qu’il disait : « Dagga ».
L’espèce de haschich que fument tous les Noirs en Afrique du Sud.
Pour eux, la quête de drogue semblait la seule raison possible à la présence d’un Blanc dans ce quartier, à cette heure. Malko secoua la tête négativement en souriant, mais les Noirs ne bougèrent pas, l’entourant d’une façon presque menaçante. Malko eut soudain une idée. S’adressant à celui qui semblait le plus éveillé, avec des cheveux plats et un nez très épaté, il demanda en anglais :
— Vous voulez gagner vingt rands[9] ?
Ils se figèrent, mais ne répondirent pas. Ou ils ne comprenaient pas l’anglais ou ils se méfiaient. Malko ne voulait pas sortir d’argent devant eux pour ne pas prendre un couteau dans le ventre. D’autres jeunes Noirs s’étaient approchés, formant un cercle hostile. Toutes les histoires de strollies assoiffés de sang lui revinrent en mémoire. Ces voyous noirs qui s’amusaient à tuer des Blancs comme ça, pour le plaisir. La rue était vide. Les rares passants – tous noirs – hâtaient le pas en voyant le petit groupe.
Il répéta sa question et cette fois, le Noir aux cheveux plats fit :
— Comment, Mister ?
Parlant très lentement, Malko expliqua :
— Je cherche la Blanche qui était dans la voiture là-bas. Je veux savoir où elle est…
Silence, puis palabre à voix basse entre deux jeunes dans une langue incompréhensible pour Malko. Le Noir aux cheveux plats demanda :
— Pourquoi, Mister ?Mrs Blankie no good ?
— Ok, no good, confirma Malko.
L’autre tendit la main :
— Gee vir my geld[10] !
— Après.
Re-palabre. Enfin, un des Noirs s’éloigna dans l’obscurité, laissant Malko en tête à tête avec les autres. L’ambiance était un peu plus détendue. À une trentaine de mètres, l’enseigne du bazar brillait comme une bouée de sauvetage. Centimètre par centimètre, Malko commença à se déplacer, entraînant tout le groupe avec lui.