Les visages étaient toujours aussi fermés, mais ils le laissèrent faire. Peu à peu, il quittait l’ombre pour une zone plus éclairée. Qu’était venue faire Gudrun Tindorf dans ce quartier pourri où on n’aimait pas beaucoup les Blancs ?
Le Noir parti à la recherche de Gudrun réapparut, impassible. Il tendit la main vers Malko.
— Het geld[11].
— You found her[12] ?
— Yes. The lane. Third house on the left[13].
Malko fouilla dans sa poche et en sortit un billet dont le Noir s’empara avidement. Il l’enfouit dans son pantalon et aussitôt les autres se dispersèrent en silence. Malko se précipita vers le bazar encore ouvert. Il y avait un téléphone sur le comptoir. Il entra, décrocha l’appareil sous le regard ébahi et réprobateur des rares clients, et composa le numéro de Ferdi chez lui. Occupé ! Sans insister il fit celui de Johanna.
Une sonnerie, deux, trois, quatre… Puis la voix de la jeune Sud-Africaine. Malko ne lui laissa pas le temps de poser des questions.
— Je l’ai retrouvée, fit-il. Je suis à Pretoria, près de Potgieter Street.
Rapidement, il expliqua où il était et raccrocha. Il s’avança alors vers la rue désignée par le Noir : une ruelle nauséabonde. Quelques cahutes en bois et des hangars. Pas un chat ! La troisième maison était entourée d’un halo jaunâtre, les autres plongées dans l’obscurité. Il hésitait sur la conduite à tenir lorsqu’il vit surgir deux silhouettes d’une baraque voisine. Il ne lui fallut que quelques secondes pour réaliser que les deux hommes venaient droit sur lui, ne lui laissant comme issue que la ruelle insalubre où était supposée se trouver Gudrun Tindorf.
Mermaid était un grand Cafre féroce d’une force herculéenne. Il tenait son nom d’une marque de lait condensé très connue en Afrique du Sud. Comme il n’arrêtait pas de lécher les vieilles boîtes lorsqu’il était enfant, les employeurs de ses parents, des fermiers du Natal, l’avaient surnommé ainsi. Le nom lui était resté.
Ouvrier agricole, il avait traîné ensuite sur tous les chemins de la province du Cap, un gros bâton sur l’épaule, à la recherche d’un travail provisoire. Sa vie avait basculé, le jour, où, ivre de bière, il avait battu à mort un Blanc rencontré par hasard dans les dunes autour de Capetown. Le meurtre ne lui avait rapporté que dix rands et une montre, mais il s’était découvert un nouveau penchant : le goût de tuer des Blancs.
C’est un autre hasard qui l’avait mis en présence de Lyle, un petit métis trapu et malin, à la peau très claire, militant politique de l’ANC. À l’époque, Mermaid en était à son sixième meurtre de Blanc. Des gens, hommes ou femmes, qu’il tuait sur une impulsion, quand les circonstances étaient favorables, à la fois par plaisir, et pour les voler, Lyle l’avait caché un certain temps et fait venir du Cap à Johannesburg. Né à Soweto, Lyle ne se sentait bien que dans les grandes agglomérations. À son contact, Mermaid avait appris à tuer « utile », c’est-à-dire à donner un sens politique à ses actes de sauvagerie. Illettré, il vouait une admiration sans bornes à Lyle qui savait lire, écrire, et avait même passé son permis de conduire. Depuis quelque temps, ils se cachaient tous les deux à Pretoria, mais Mermaid savait que cela n’allait pas durer. La mission qu’ils accomplissaient était la dernière avant une vie différente. Ils ne pouvaient pas échapper indéfiniment à la police sud-africaine redoutable d’efficacité. Il y avait trop de mouchards, même parmi les Noirs. Tout dépendait de ce qu’ils allaient faire dans les minutes suivantes.
Lyle se retourna vers son compagnon, comme ils émergeaient dans la rue calme.
— Tu vois, le Blanc, là, c’est lui.
Mermaid répondit d’un grognement et serra plus fort le gourdin incrusté de gros clous qu’il affectionnait. Il n’avait jamais aimé les armes à feu dont il ne connaissait pas le maniement, préférant se fier à sa force herculéenne. Entre ses mains nues et son gros bâton, il pouvait battre à mort n’importe qui. Une fois avec une hache, il avait fendu d’un seul coup le crâne d’un homme jusqu’à la bouche…
— Attention, il se sauve !
Lyle avait hâté le pas. Leur future victime venait de s’engouffrer dans l’impasse où ils souhaitaient justement qu’il aille.
Malko regarda vers le bout de la rue : personne. Johanna mettrait bien dix minutes à alerter les gens du Service. Donc, il n’avait à compter que sur lui-même. Les deux Noirs étaient tout près. Le plus grand était un vrai géant. Sans arme, Malko ne faisait pas le poids.
Il se lança d’un pas rapide dans la ruelle. S’il parvenait à surprendre Gudrun et à s’emparer de son arme, il avait une chance.
Il parcourut quelques mètres et se retourna : le grand Noir avançait vers lui, silencieux comme un chat, courbé en deux, suivi de son acolyte.
Devant, Malko aperçut le haut mur d’un entrepôt : infranchissable. À droite, idem. Il restait le côté gauche. Il arriva à la hauteur de la maison indiquée par le Noir. Une baraque en bois au milieu d’un jardinet en friche. Une lueur jaunâtre filtrait à travers les vitres sales.
Malko franchit la barrière du jardin, et, en deux enjambées, atteignit la véranda. Il monta les marches en bois et poussa la porte. Une ampoule nue pendait du plafond, éclairant une pièce pauvrement meublée avec une grande table ronde. Six Noirs y jouaient aux cartes. Ils les posèrent à l’intrusion de Malko, figés par la stupéfaction. Puis le plus vieux se leva, renversant sa chaise, brutalement, et jeta :
— Voetsak[14] !
Malko ne comprenait pas l’afrikaans, mais le sens était très clair. Un autre homme se leva à son tour et ajouta :
— Voelgoed[15] !
On aurait pu couper au couteau la haine qui émanait d’eux. Malko se retourna. Ses deux poursuivants montaient les marches de la véranda sans se presser. Il aperçut une porte au fond de la pièce. Sans un mot, il la gagna. La porte était fermée. Il recula, lançant un coup de pied à la hauteur de la serrure. Le bois vermoulu céda aussitôt. Malko se jeta dans une cour obscure et vit à quelques mètres devant lui un second bâtiment d’où filtrait une faible lueur. Tandis qu’il traversait, il entendit une sirène dans le lointain. Pourvu que ce soit Ferdi ! La porte du hangar était entrouverte. Il la poussa et s’arrêta net. La pièce était éclairée par deux ampoules jaunâtres.
Un Noir le fixait, affalé sur une chaise. Un projectile de petit calibre avait creusé un troisième œil au milieu de son front et il était parfaitement mort, les bras ballants, l’air étonné. Le regard de Malko balaya la pièce et il vit trois autres corps étendus un peu partout, saisis par la mort dans diverses positions. L’un à plat ventre, l’autre recroquevillé, le bras devant son visage, le dernier, effondré sur une caisse, serrant encore un marteau dans sa main. On les avait froidement abattus, tous les quatre. Une exécution sans bavures. Il s’approcha du premier : le sang coulait encore de son front. L’âcre odeur de la cordite flottait toujours dans la pièce. Comment Malko n’avait-il pas entendu les coups de feu ? Gudrun !
Il n’y avait qu’elle pour avoir commis le massacre. Il aperçut une seconde porte au fond. Au moment où il allait l’atteindre, il sentit une présence sur sa gauche et tourna la tête. Il y avait un cagibi vitré qu’il n’avait pas vu tout de suite. Une silhouette était collée contre la porte du cagibi. Il vit un bras se lever, tendu dans sa direction, prolongé par une arme, entendit un « plouf » imperceptible et une des ampoules, à quelques centimètres de sa tête, vola en éclats.