— Ne bougez plus là-dedans ! Sortez les mains en l’air !
Le capitaine Kritzinger avançait silencieusement le long d’une vieille baraque, contournant le hangar cerné par la police. Il était sur ses gardes, mais confiant, sachant que les Noirs, même les pires strollies, hésitaient à tirer sur les Forces Spéciales. Soudain, il devina plus qu’il n’aperçut une silhouette collée à l’angle du mur devant lui. Silhouette qui se fondit aussitôt dans l’obscurité. Tirant son Herstall de sa ceinture, l’officier avança avec encore plus de précautions jusqu’à l’angle puis s’arrêta pour écouter. De l’autre côté, un coup de feu claqua, suivi de sifflets.
Son adversaire et lui décidèrent au même moment d’avancer et se cognèrent presque. Il n’eut le temps que de voir une forme mince et une arme qui le menaçait.
— Laat ous waai[16] ! cria-t-il.
Instinctivement, il saisit le canon du pistolet braqué sur son visage, essayant de l’en écarter. Le dernier son qui lui parvint fut un « plouf » étouffé et tout devint noir. Il ne sentit pas le second projectile qui pénétra dans son crâne sous sa narine, faisant éclater les os et se logeant profondément dans le cerveau. Il était déjà pratiquement mort ; mais ses doigts ne relâchèrent pas le canon de l’arme qui venait de le tuer. Il tomba en l’entraînant.
Gudrun Tindorf, pour ne pas basculer avec lui, lâcha son arme et se mit à courir. De toute façon, elle avait un second pistolet dans son sac. Elle traversa deux jardins, franchit une clôture, et pénétra à l’intérieur d’un autre hangar dont elle possédait la clef. Dans un coin, il y avait une trappe. L’Allemande l’ouvrit, découvrant une échelle où elle s’engagea pour aboutir dans un sous-sol. Un étroit boyau s’ouvrait dans un des murs. Il passait sous une rue et ressortait de l’autre côté, dans une petite maison que personne ne viendrait visiter. Son propriétaire se trouvait en Zambie et les voisins la croyaient à vendre. Immobile dans le noir, Gudrun Tindorf reprit son souffle, passant en revue les erreurs qu’elle avait pu commettre. Heureusement que son instinct ne l’avait pas trompée. L’homme qui l’avait fixée au bar duCarlton était bien un adversaire.
Adossé à la paroi du hangar. Malko, le cou entouré d’un bandage de fortune, contemplait d’un air absent le remue-ménage autour de lui. Les corps des quatre victimes de Gudrun Tindorf étaient alignés à même le sol, sous la garde d’un soldat des Forces Spéciales. D’autres fouillaient le quartier, à la recherche de la terroriste et de ses complices.
Dans ce quartier, le Blanc était l’ennemi. La porte du hangar s’ouvrit sur un groupe animé. Ferdi poussait devant lui un métis de petite taille, dont le visage n’était plus qu’une tache de sang. Deux soldats l’encadraient, en chapeau de brousse, des FAL au poing. Le métis avait les mains attachées derrière le dos avec des menottes. Ferdi le plaça sous l’ampoule jaunâtre, en face de Malko.
— C’est ce salopard qui a essayé de vous tuer ?
Comme le métis baissait la tête, le Sud-Africain empoigna sa tignasse frisée et la lui redressa de force. Malko réprima un haut-le-corps. Son visage semblait avoir été écrasé par un marteau-pilon : le nez écrabouillé, un œil complètement fermé, la bouche éclatée, la pommette fendue.
— Il a essayé d’arracher les couilles à un de nos hommes, expliqua Ferdi. Alors, il l’a travaillé un peu à coups de crosse. Mais je vais faire un rapport, il y est allé trop fort. Bon, c’est lui ?
Malko fixa l’œil unique. Malgré les coups, il était reconnaissable.
— C’est lui, dit-il. Et l’autre, le géant ?
— Il nous a filé entre les doigts, avoua l’officier sud-africain. Dans ce quartier, c’est difficile. Dès que nous entrons dans une maison, on en a deux cents sur le dos, prêts à nous lyncher. Mais celui-là parlera. Hein ? Comment tu t’appelles ?
— Lyle, bredouilla le métis.
Paternellement, Ferdi lui mit la main sur l’épaule.
— Eh bien, Lyle, tu sais ce qui va t’arriver, toi qui aimes bien serrer le cou des gens ? Une bonne cravate de chanvre… Surtout que tu dois bien avoir d’autres petits trucs à te reprocher…
Lyle ne répondit pas, buté, la tête enfoncée dans les épaules, reniflant le sang qui coulait de son nez et de sa bouche. Sur un signe de Ferdi, les deux soldats l’entraînèrent dehors. L’officier cria :
— Mettez-le chez nous ! Je vais m’en occuper moi-même !
Dès qu’il fut sorti, Ferdi tira de la poche de son blouson verdâtre un long pistolet qu’il tenait délicatement par le canon et le tendit à Malko.
— Regardez ça. Attention aux empreintes.
Malko examina l’arme. C’était un pistolet calibre 227, un Viking britannique avec un silencieux incorporé qui le prolongeait de vingt centimètres environ. Une arme qui ressemblait beaucoup à son pistolet extra-plat, sauf le silencieux. Le chargeur pouvait contenir douze balles et bien que le calibre soit réduit, sa précision et son silence en faisaient une arme super-dangereuse.
— Où l’avez-vous découvert ? demanda Malko. C’est sûrement l’arme de Gudrun Tindorf.
— Dans la main d’un de mes adjoints, dit sombrement Ferdi. Elle l’a tué avec. Deux balles dans la tête à bout touchant. Il ne l’a pas lâché et elle a été obligée de le lui laisser. Elle a probablement une autre arme.
— Vous ne l’avez pas retrouvée ?
— Non, dit-il, nous fouillons tout le quartier. Mais si on y va trop fort, dans cinq minutes nous avons une émeute sur le dos.
Malko rendit le pistolet.
Des policiers de la Special Branch avaient remplacé les soldats et commençaient à passer tout le hangar au crible, relevant les empreintes, cherchant des caches d’armes possibles. Dehors, les commandos assuraient leur protection. Ferdi enveloppa le pistolet dans une toile.
— Vous voulez que je vous emmène à l’hôpital ?
Malko avait l’impression d’avoir le cou badigeonné d’acide, mais secoua la tête négativement :
— Pas la peine. Ce n’est pas profond. Je préfère rentrer à l’hôtel.
— Laissez votre voiture ici, dit Ferdi, on la ramènera et venez avec moi.
Dehors, il tombait quelques gouttes. Des voitures avec des gyrophares bleus bloquaient la rue en face du bazar réservé aux Noirs. Malko aperçut un soldat sous un lampadaire, fusil d’assaut au poing. Le quartier paraissait encore plus sinistre. Ils prirent place dans la voiture de Ferdi. Deux soldats gardaient la Golf de Gudrun Tindorf. Malko donna les clefs de la Sierra de Budget. Ils repartirent vers le centre de Pretoria. Son cou était enserré par un cercle de feu. Pour oublier sa douleur, il questionna Ferdi :
— Vous avez une idée de ce qui s’est passé ? Qui sont ces Noirs assassinés ? Que faisaient-ils avec Gudrun Tindorf ?
Ferdi freina à un feu rouge.
— Pour l’instant, nous sommes dans le brouillard, dit-il. On en saura plus quand on les aura identifiés.
Le silence retomba jusqu’àl’Holiday Inn. Malko avait de plus en plus de mal à bouger son cou qui le brûlait horriblement. Ferdi s’arrêta sous le porche de l’hôtel. Malko ne voyait que son profil triste, avec le double menton. Il s’attendait depuis longtemps à la question que le Sud-Africain lui posa :
— Comment avez-vous retrouvé Gudrun Tindorf ?
Malko tourna la tête vers lui avec une grimace de douleur. Moment difficile.
— Ferdi, avoua-t-il, j’ai commis la même erreur que vous. J’avais une information que ma Maison m’avait demandé d’exploiter moi-même, sans vous en parler. Si j’avais désobéi, Gudrun serait arrêtée et votre capitaine toujours vivant… Je suis désolé.