Deux soldats en tenue de combat poussèrent dans la pièce le petit métis, dont les mains étaient attachées dans le dos avec des menottes. Il avait un peu repris figure humaine depuis son arrestation, bien que son visage soit encore boursouflé et son œil droit toujours fermé. Plusieurs sparadraps cachaient les plus vilaines de ses blessures. Il promena un regard sournois et terrifié sur les occupants de la pièce, se recroquevillant en reconnaissant Ferdi. Ce dernier s’approcha de lui et se mit à lui parler à voix basse dans une langue inconnue.
— C’est du zoulou, glissa Johanna à Malko.
Lyle se tassait de plus en plus. Quand Ferdi eut terminé, il redressa un peu la tête et lâcha quelques mots d’une voix geignarde.
Malko croisa le regard de son œil unique et y lut une intelligence inattendue. Aussitôt, le métis détourna la tête comme s’il craignait qu’on l’analyse de trop près. Ferdi se retourna.
— Il accepte, annonça-t-il simplement. Si vous êtes d’accord, nous partons cet après-midi, par la route. Johanna vient avec nous, elle peut être utile.
Malko n’allait pas le démentir.
Le freeway ultra-moderne reliant Pretoria à Johannesburg sinuait paresseusement dans un paysage vallonné, à moitié désertique, avec de temps à autre la cheminée d’une usine. Presque à chaque kilomètre, il y avait un embranchement. Ferdi tourna à une sortie annonçant « Brits » et la grosse Honda bleue se retrouva sur une route étroite filant vers l’ouest à travers les montagnes du Transvaal. Une région presque exclusivement agricole. Des éventaires improvisés au bord de la route se succédaient, offrant des fruits et des légumes. Il y avait peu de circulation et les camions se rangeaient sagement sur le bas-côté dans des nuages de poussière, pour se laisser doubler. Le paysage était admirable, avec un fond de montagnes sauvages. Quelques Noirs, le béret enfoncé jusqu’aux yeux, cheminaient lentement, sans même chercher à faire du stop.
On se serait cru dans le sud-ouest des États-Unis, tant on avait sensation d’un pays immense, à peine peuplé. Ils ne traversèrent que deux ou trois bourgs sans grâce. Deux cents kilomètres après Pretoria, le ciel gris fit brutalement place à une voûte d’un bleu immaculé, tandis qu’apparaissait la latérite africaine. Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour prendre de l’essence, la chaleur tomba sur Malko comme une chape de plomb, picotant sa chair encore à vif à travers son pansement.
Un silence lourd régnait dans la voiture. À l’arrière, Lyle, vêtu de neuf, presque présentable, et Johanna, se tenaient chacun à un bout de la banquette. La jeune femme fumait cigarette sur cigarette.
Ils doublèrent un camion et Ferdi annonça :
— Nous allons bientôt arriver à Zeerust. C’est la dernière ville avant la frontière. Notre ami Lyle va nous quitter là.
Il avait lourdement appuyé sur le mot « ami ». Le métis ne répondit pas. Malko ignorait les détails du plan de Ferdi, et se demanda ce que cela signifiait. Le paysage avait changé, les cultures laissant la place au bush, sorte de savane plate, parsemée d’épineux au milieu de laquelle la route filait toute droite avec un virage tous les trente kilomètres.
Ils trouvèrent un barrage, juste à l’entrée de Zeerust. Un policier filtrait les voitures. La carte de Ferdi leur évita tout contrôle.
Après une descente, ils pénétrèrent dans la ville.
On se serait cru en plein Far-West. Quelques rues se coupant à angle droit, peu de piétons, de rares boutiques et des petites maisons proprettes. On n’était qu’à trois cents kilomètres de Jo’Burg et c’était un autre monde… Pas un taxi, jamais d’étrangers. Ce n’était pas une région touristique et, à part quelques fermiers, il n’y avait guère de visiteurs. Ferdi tourna à gauche, suivant une rue commerçante et ils arrivèrent devant une gare.
— C’est la ligne qui va de Pretoria à Salisbury, au Zimbabwe, en passant par le Botswana, expliqua-t-il. Il y a un train pour Gaborone, dans un quart d’heure. Lyle va le prendre. Nous le retrouverons à Gaborone, mais avant, il y a une petite formalité.
Ferdi sortit de la Honda et le métis l’imita. Il fit signe à Malko de le rejoindre et lui tendit alors un appareil photo :
— Un petit souvenir.
Il se rapprocha de Lyle et lui mit la main sur l’épaule, jovial. Lyle ébaucha une grimace qui pouvait à la rigueur passer pour un sourire. Malko les photographia ainsi. Ferdi, satisfait, récupéra l’appareil et donna une tape dans le dos du métis.
— Demain soir huit heures devant la mosquée. N’oublie pas le numéro de la voiture, dit-il.
On entendit un coup de sifflet dans le lointain. Ferdi remonta en voiture suivi de Malko.
— Vous ne craignez pas, dit Malko, que…
— Non. Ici à Zeerust, il ne ferait pas vingt mètres. La police est prévenue. Évidemment, il peut être tenté de filer jusqu’en Zambie, mais plus tard il aura du mal à expliquer la photo et sa disparition. Ses copains sont beaucoup plus féroces que nous. Ils l’égorgeront comme un veau. Alors, il va tenter sa chance. Je connais ces Cafres. Ils sont « solides d’une oreille à l’autre[19] » et sont vite terrorisés.
Lyle avait disparu dans la gare. Ils traversèrent Zeerust à petite allure, retrouvant tout de suite le désert. Quelques minutes plus tard, Malko aperçut sur la gauche de la route un train roulant parallèlement à eux. De vieux wagons de bois repeints à neuf et décorés du sigle « Zimbabwe Railways ». Lyle se trouvait quelque part dans un de ces wagons qui continuaient ensuite sur le Zimbabwe, après l’arrêt de Gaborone.
Les dés étaient jetés. La route bifurqua et ils perdirent de vue le joli petit train. Une ligne de collines arides bordaient le paysage sur la gauche : la frontière avec le Botswana. La surface de la France et de la Belgique réunies pour une population de huit cent mille habitants. Point de passage obligé entre la Zambie et l’Afrique du Sud. Des fermiers, des réserves d’animaux, des diamants et du désert.
Ferdi appuya sur l’accélérateur et le paysage défila de plus en plus vite… De nouveau, la sensation d’infini devant le bush moutonnant à perte de vue.
— Pourvu que ce Cafre de malheur ne nous double pas ! soupira Ferdi, pris d’une tardive inquiétude.
Personne ne répondit. Johanna s’appuya au dossier de Malko, l’imprégnant de son parfum. Leurs regards se croisèrent dans le rétroviseur et elle lui sourit. Une brusque bouffée de désir l’envahit et il eut envie d’être déjà à Gaborone. Le soleil tapait sur le pare-brise. Ils retrouvaient l’Afrique noire.
— Cette fois, on y est, lâcha Ferdi.
Un Botswanais, noir d’ébène, venait de lever la barrière de la douane, après des vérifications tatillonnes et le don d’une vignette auto pour la modique somme de un pula, la monnaie locale, équivalent à un peu plus d’un rand. Le paysage était identique, seule différence : des ânes au milieu de la route et quelques carcasses de voitures éclatées dans le bush.
Dix minutes plus tard, ils apercevaient un panneau : Gaborone. Un motel, quelques constructions en plein désert, des villas et un énorme boulevard périphérique brillamment éclairé, d’un modernisme incongru dans un tel paysage, enfermant des cabanes en tôle ondulée. Le soleil couchant accrocha l’or d’un minaret : celui d’une superbe mosquée flambant neuf.
— C’est ici qu’on a rendez-vous demain, commenta Ferdi. Si ce salaud de Cafre tient parole.
Un peu plus loin sur Nyerere Drive, ils trouvèrent leGaborone Sun. Un motel tout en longueur, en contrebas du périphérique. Des dizaines de statues de bois s’alignaient autour du porche. À droite de l’entrée une grosse enseigne lumineuse annonçait : Casino. L’intérieur était plutôt minable avec sa peinture passée et des couloirs qui n’en finissaient pas. Il y régnait pourtant une atmosphère plus chaude qu’en Afrique du Sud. À droite du lobby, des machines à sous cliquetaient joyeusement, avalant les économies de quelques pauvres Noirs et de Blancs plus aisés. L’énorme bar était encore désert. Tous les week-ends des dizaines de Sud-Africains venaient ici s’encanailler, fuyant la rigueur morale de leur pays…