Ferdi ouvrit sa portière :
— À tout de suite. Je suis là dans cinq minutes.
Une liaison radio aurait été plus pratique, mais afin de ne pas attirer l’attention des terroristes, ils avaient utilisé pour leur filature une voiture banalisée sans équipement radio.
L’officier sud-africain remonta d’un pas rapide le trottoir jusqu’au croisement de Schubart Street et attendit pour traverser que le feu passe au rouge. Les deux Américains le virent disparaître dans la galerie marchande, de l’autre côté de la rue. Le building abritant ses bureaux se trouvait un peu en retrait. Burt Gluckenhaus reporta son attention sur les deux terroristes toujours immobiles dans la Galant. L’Américain glissa une main sous son blouson de cuir et en sortit un Browning automatique à quatorze coups. D’un geste précis, il fit monter une balle dans le canon et posa ensuite le pistolet sur le siège à côté de lui.
— Pourvu que ces deux cons ne se tirent pas maintenant, soupira Steve Orbach.
Son mouchoir n’était plus qu’une boule froissée entre ses mains moites. Il aurait bien voulu être ailleurs.
La pendule de la Nedbank indiquait 4 h 27. Toutes les dix secondes, Steve Orbach examinait le trottoir espérant apercevoir la silhouette trapue de Ferdi. Quelques instants plus tôt, un des deux Noirs était descendu se dégourdir les jambes, s’attardant devant une vitrine et les pulsations de son cœur étaient aussitôt montées à 130 ! Heureusement, le terroriste était très vite remonté dans la Galant. Il n’y avait plus que trois voitures arrêtées le long du trottoir : la Mitsubishi des terroristes, la Toyota et une autre voiture, vide, celle-là.
— Shit ! Qu’est-ce qu’il fait ? grommela Gluckenhaus.
L’Américain commençait à éprouver une inquiétude vague qui lui nouait l’estomac. Si les deux terroristes tentaient de se sauver, il était obligé d’intervenir, lui un Américain. Qui sait comment cela pouvait se terminer, car ils étaient sûrement armés. Steve Orbach ne pouvait guère lui prêter main-forte, n’étant ni armé, ni entraîné. Il se retourna vers son adjoint :
— Stevie ! Va le chercher et dis-lui qu’il se grouille.
Ce n’était pas la première fois qu’il remarquait la lenteur des Sud-Afs. Steve Orbach ouvrit la portière, heureux de bouger et s’arrêta aussitôt, retenu par sa ceinture de sécurité. En Afrique du Sud, on ne plaisantait pas avec le code de la route. Nerveusement, il la déboucla, puis émergea sur la chaussée. Il dut patienter pour traverser, frôlé par un flot de véhicules qui faisaient trembler le bitume. Alors qu’il se préparait enfin à se lancer à travers la rue, il aperçut Ferdi de l’autre côté de la rue. Deux hommes l’accompagnaient.
— Ça va, reviens ! jeta Gluckenhaus qui avait vu aussi l’officier sud-africain.
Steve Orbach se rassit. Ferdi ne semblait plus pressé. Il ne profita pas de la chaussée vide et de nouveau, la circulation les sépara. Cependant, la présence de leur homologue rassurait les deux Américains : il avait sûrement la situation en main. Dans quelques minutes tout allait être terminé et les terroristes seraient hors d’état de nuire.
Ferdi remontait vers le feu au coin de Schubart Street pour traverser. La pendule de la Nedbank indiquait 4 h 29.
Ferdi observait machinalement les gens qui attendaient de pouvoir se lancer sur la chaussée, au coin de Schubart Street. Peu à peu, le quartier changeait d’atmosphère. Les boutiques fermaient les unes après les autres, les fenêtres s’éteignaient dans les imposants buildings commerciaux bordant Church Street, tous semblables et froids avec leurs ouvertures carrées et leur façade blanchâtre. Toute cette partie était récente et n’existait pas quinze ans auparavant, quand Pretoria n’était encore qu’une bourgade tranquille, capitale de la République d’Afrique du Sud. Maintenant, c’était presque une grande ville, mais le gouvernement siégeait six mois par an à Capetown, deux mille kilomètres au sud, afin de ne pas faire de jaloux.
Le cœur de l’officier sud-africain battait quand même un peu vite. C’était la première fois qu’il y avait une tentative d’attentat en plein Pretoria. Lui qui vivait dans cette ville depuis sa naissance, en éprouvait une sorte d’indignation angoissée, incrédule. Une Noire le bouscula et s’excusa d’un sourire. Il regarda sa montre, 4 h 30. Encore quatre minutes pour que l’équipe de déminage soit à pied d’œuvre. Il faudrait intervenir aussitôt après l’arrestation des deux terroristes. Plusieurs dizaines d’hommes étaient en train de se déployer dans les galeries marchandes et les rues avoisinantes afin de boucler le périmètre dangereux.
Un silence relatif tomba sur Church Street. Le feu venait enfin de passer au rouge. Une grappe de passants se rua sur la chaussée. Ferdi balaya la rue du regard et remarqua aussitôt une femme qui, comme lui, ne semblait pas pressée de traverser, se laissant bousculer par les passants. Bientôt, elle resta seule au bord du trottoir.
Une Blanche, environ trente ans, blonde et mince. Ses cheveux droits, presque raides, tombaient sur ses épaules et elle semblait avoir un visage avenant. Son chemisier vert brillait dans la lumière de fin d’après-midi et sa jupe marron était assortie à ses mocassins. Elle portait un sac en bandoulière. Ferdi se dit que c’était une jolie femme, ce qui n’excitait pas outre mesure son intérêt. Il était un mari extrêmement fidèle et il lui arrivait lorsqu’il se trouvait seul en déplacement dans certains dîners un peu gais, de porter un toast à son épouse absente, avec une solennité qui déclenchait parfois quelques sarcasmes. Son regard glissa donc, traversa la chaussée et se posa sur un groupe de Noirs bruyants. Puis il revint vers la blonde.
Elle n’avait pas bougé. Bien sûr, cela n’avait rien de bizarre. Elle attendait probablement quelqu’un.
Ferdi suivit la direction de son regard. Il eut l’impression de recevoir un violent coup de poing en pleine poitrine. La jeune femme blonde fixait la Galant des deux terroristes. D’un regard précis, insistant, concerné. Ferdi sentit le sang se ruer dans ses artères, mais demeura immobile. L’inconnue semblait fascinée par cet innocent véhicule garé une centaine de mètres plus bas, de l’autre côté de la rue.
Soudain, l’officier sud-africain fut certain qu’elle connaissait le sinistre contenu de la Galant ! Lors d’un stage en Israël, ses instructeurs lui avaient appris comment, dans un aéroport, reconnaître des terroristes, simplement aux regards qu’ils échangeaient entre eux. Ils l’avaient fait une fois, tous ensemble, en Europe et le test s’était avéré positif.
Un de ses adjoints s’approcha et dit, presque sans bouger les lèvres :
— Ça y est, Colonel, tout le monde est en place.
Ferdi sursauta. Il ne pensait plus aux démineurs.
— Attendez ! dit-il.
Comme un automate, il se dirigea vers la blonde, tâtant la crosse de son pistolet dans la poche de son blouson. Arrivé à quelques mètres de la jeune femme qui ne bronchait pas, il distingua la couleur de ses yeux. Un bleu froid de cobalt, minéral. Son regard passa sur lui, calme et indifférent… Alors qu’il se préparait à l’aborder, elle se déplaça enfin, s’éloignant en direction Schubart Street, d’un pas tranquille. Les soupçons de Ferdi se seraient peut-être évanouis à ce moment, si l’inconnue n’avait alors plongé la main dans son sac.
L’officier sud-africain s’attendait à ce qu’elle en sorte quelque chose, mais il n’en fut rien. Elle continua à marcher, d’un pas qui lui parut plus raide, lui tournant le dos, la main enfoncée dans son sac.