Ferdi et le major van Haag faisaient la même chose de l’autre côté.
À la moitié de la queue, ils aperçurent soudain un homme essayant de se faufiler vers l’avant, afin de gagner des places. Rembarré par une énorme mémère portant deux petits dans le dos, il rentra dans le rang en maugréant. Malko s’approcha de lui l’examinant soigneusement. Il était vêtu comme les autres, d’une chemisette et d’un pantalon. Fendant la queue, Malko vint carrément se planter devant lui. Le regard du Noir chavira, il recula brusquement, donna un coup de coude à quelqu’un qui le gênait et détala comme un fou dans Queen’s Road !
C’était lui ! Ignorant que les Blancs ne pouvaient pas vraiment le reconnaître.
— Le voilà ! cria Malko.
Ferdi et le major van Haag avaient aperçu le fuyard, et se lançaient déjà à sa poursuite, sous les yeux intrigués des badauds qui ne voyaient pas souvent dans ce pays trois Blancs poursuivre un Noir. On se serait cru revenu au bon vieux temps… Maintenant, en Afrique, c’était plutôt le contraire…
Se glissant entre deux buildings, le fugitif déboucha dans le Mail. La rue piétonnière était bondée et il se faufilait, bousculant les gens, zigzaguant. Les trois Blancs n’osaient pas trop crier, de peur d’ameuter la foule noire.
Ferdi gronda :
— Il va nous filer entre les pattes !
L’autre contournant l’hôtelPrésident venait de disparaître, gagnant Botswana Road, l’avenue parallèle à la voie piétonnière. Ils l’aperçurent en train de gesticuler afin d’arrêter un taxi. Il se jeta dans le véhicule qui repartit aussitôt. La Range-Rover se trouvait à cent mètres derrière.
— Major, allez chercher la Range ! cria Malko. Je regarde où ils vont.
Il suivit des yeux le taxi qui descendait Botswana Road. Il stoppa à un feu et tourna ensuite vers la droite. D’interminables secondes et la Range surgit enfin. Malko y grimpa en catastrophe.
— Ils sont partis par là, indiqua-t-il.
C’était Khama Crescent, voie semi-circulaire rejoignant Francistown Road au boulevard bordant la ville à l’ouest. Grillant les feux, la Range-Rover s’y engagea. La large avenue suivait la ligne de chemin de fer et le désert commençait tout de suite de l’autre côté avec quelques vaches en train de brouter les épineux. À droite, il n’y avait aucun embranchement avant Nyerere Drive. Le major van Haag doubla un camion chargé de Noirs apathiques, et Ferdi poussa un cri :
— Le voilà !
Le taxi roulait paisiblement sur sa gauche. Ils se rapprochèrent assez pour vérifier la présence du mécanicien à l’intérieur, puis le major van Haag laissa quelques véhicules se glisser entre eux.
— Où va-t-il ? demanda Malko.
Ferdi secoua la tête.
— Sûrement pas loin. Les taxis coûtent cher. Il est simplement affolé et descendra dès qu’il pensera nous avoir semés. Nous avons une bonne chance de découvrir pour qui il travaille…
Le taxi franchit le carrefour de Nyerere Drive, continuant vers le nord. Il n’y avait presque plus de maisons, seulement le bush et quelques baraques. Le faubourg de Broadhurst.
Malko se retourna et fronça les sourcils.
— Regardez derrière nous, dit-il.
Une grosse voiture beige les suivait. Une Toyota Accord, avec des vitres teintées. Roulant exactement à la même vitesse qu’eux. Le conducteur accéléra d’un coup et les doubla avec un grand coup de klaxon. Impossible de voir l’intérieur, mais le major van Haag remarqua :
— Tiens, des Popovs ! Ils ont la plaque diplomatique.
La voiture avait disparu devant eux, après avoir doublé le taxi.
— Il y en a beaucoup ? demanda Malko.
— Une flopée ! fit Ferdi. Cent soixante pour un pays de huit cent mille habitants. Le plus gros coefficient du monde. C’est leur principal point d’observation en Afrique australe. Avant, ils étaient à Maputo. Personne ne sait ce qu’ils font car ils ne sortent pas et la plupart ne parlent que le russe… Mais ils sont là, enfermés dans leur ambassade.
— Ceux-là sortent en tout cas, remarqua Malko.
— Ils doivent aller à la chasse.
Maintenant, le bush, nu, s’étendait des deux côtés de la route. Dans le lointain, une station d’essence apparut à un carrefour. Il n’y avait plus que le camion chargé de Noirs entre eux et le taxi. Ce dernier mit sa flèche et se dirigea vers la station-service.
— Ça y est, on va le piquer ! exulta Ferdi.
Le major van Haag déboîta derrière le camion et s’engagea à son tour dans le drive-way de la station-service déserte. Au moment où ils arrivaient, le Noir qu’ils poursuivaient sortit du taxi.
Il les aperçut, poussa un cri, effectua une espèce de saut de cabri et se mit à courir d’une façon désordonnée, traversant d’abord la route, puis revenant sur ses pas après le croisement, zigzaguant, comme un robot fou. Un gros semi-remorque manqua le transformer en pulpe.
Ferdi avait sorti son Browning.
— Bon Dieu ! jura-t-il. Il va se faire écraser, ce con !
Le Noir ne se fit pas écraser. Il s’arrêta brutalement, tourna la tête et, tout à coup, fonça comme un coureur de marathon vers le mur longeant la station-service. Ferdi leva son arme et la rabaissa. À cette distance, il n’était pas certain de blesser légèrement le fuyard. Mort, il ne leur était d’aucune utilité. Ils démarrèrent tous les trois à sa poursuite. Ferdi arriva au coin du mur le premier, suivi par Malko. Les deux hommes s’immobilisèrent, médusés. Dissimulée jusque-là par le mur, la Toyota des Soviétiques se trouvait à cinquante mètres d’eux, et le fuyard filait vers elle à toutes jambes.
Ferdi poussa un grognement de rage et repartit, pistolet au poing, criant quelque chose en tswana, ce qui eut pour effet de faire courir le Noir encore plus vite. Il n’était plus séparé de la voiture que par une vingtaine de mètres lorsque la portière arrière de la Toyota s’ouvrit sur un homme en chemisette, un pistolet à long canon à la main. Pétrifié d’horreur, Malko le vit calmement poser la crosse dans le creux de sa main gauche et viser.
« Plouf, plouf. Plouf, plouf. »
Deux séries de deux détonations imperceptibles. Le Noir continua à courir un moment, puis sembla trébucher, partit les mains en avant et roula à terre. L’homme appuyé à la portière abaissa le canon de son arme et, de nouveau, il y eut deux « ploufs ». Les projectiles du pistolet traversèrent le corps, encore secoué de quelques mouvements.
Ensuite, tout se passa très vite. Le Soviétique était en train de déplacer sa main droite vers son côté gauche pour remettre son arme dans son holster lorsqu’il vit Ferdi, Browning au poing. Il était entraîné pour réagir à ce genre de situation d’une seule façon : interrompant son geste, il visa instinctivement l’homme qui se précipitait vers lui.
Ferdi l’aperçut. Lui aussi était entraîné. Sans même réfléchir, il s’accroupit sur place, lança son bras en avant, prit le Soviétique dans sa ligne de mire et appuya sur la détente. L’explosion du Browning fut infiniment plus forte que celles du long pistolet. Le Russe vacilla, tenant son arme, puis une main l’attira en arrière, le rejetant à l’intérieur du véhicule. On vit encore ses pieds quelques secondes et la portière se referma.
La Toyota bondit en avant et Malko dut faire un saut de côté pour ne pas être écrasé. Dans un hurlement de pneus, le véhicule franchit le carrefour, effectua presque un tête à queue et disparut dans la direction de Gaborone.