— Vous avez déjà vu des diplomates utiliser des pistolets à silencieux ? contra Malko. Vous savez très bien que nous avons affaire à un agent du KGB. Les Popovs ne veulent pas ébruiter l’affaire. Ils ne voudront pas non plus laisser un des leurs en notre possession. Comme ils contrôlent ceux qui ont enlevé Johanna…
Ferdi se leva et se servit un scotch J & B.
— C’est une bonne idée, dit-il de sa voix lente et calme. À condition de ne pas en parler à Pretoria. Ils ne voudront jamais. On leur dira après.
— Je ne peux pas participer à un tel projet, laissa tomber le major van Haag. C’est impossible. Ce sont des méthodes de gangsters.
Ferdi écrasa sa cigarette dans le cendrier, blanc de rage :
— Vous n’allez quand même pas nous dénoncer ?
Le major ne répondit pas, buté, son visage déjà sévère, devenant de marbre. Ferdi marcha sur lui et s’arrêta à quelques centimètres. Juste au moment où Malko pensait qu’il allait le frapper.
— Et Johanna ? dit Ferdi. Vous avez envie de la retrouver égorgée ? Moi, j’ai servi sous les ordres de son père. Alors, je ferai n’importe quoi pour la sauver. Même si je dois rendre mes galons.
Brusquement, le major van Haag se détourna et alla se rasseoir. Lui aussi blanc comme un linge.
— Ferdi, je suis responsable ici. Les Botswanais sont très susceptibles. Une histoire pareille peut créer un scandale sans précédent et nuire à l’image de notre pays d’une façon irrémédiable. Cependant je comprends ce que vous ressentez. Je vous laisse faire… Mais où allez-vous le mettre ?
— De l’autre côté de la frontière, annonça Ferdi. Chez mes amis de la police.
Le major van Haag secoua la tête :
— Vous êtes fou !
— Peut-être, dit Ferdi, mais au moins je pourrai me regarder devant une glace.
Joe Grodno ôta ses épaisses lunettes et les essuya d’un geste distrait. Cela l’aidait à réfléchir. Il régnait dans ce hangar de Phuku Close une température d’étuve à cause du toit de tôle ondulée qui amplifiait le rayonnement du soleil. Le Lituanien n’était plus tout jeune et avait des problèmes cardiaques. La chaleur l’incommodait énormément. Il regrettait amèrement sa confortable villa de Lusaka. Depuis quelques heures il frôlait le désastre. Ce qui s’était passé justifiait sa confiance limitée dans ses partenaires de l’ANC.
Il traînait en Afrique depuis un demi-siècle et connaissait les Noirs. Pour eux, un secret était une chose qui ne se répétait qu’à une seule personne à la fois… Si ses adversaires apprenaient sa présence à Gaborone, ils retourneraient chaque pierre de la ville pour le trouver. La police du Botswana, bien qu’elle ne soit pas hostile, ne se mouillerait pas pour lui : quatre-vingt-cinq pour cent du ravitaillement du Botswana venait de l’Afrique du Sud. Les puissants voisins du Sud avaient déjà montré qu’ils ne s’embarrassaient pas de scrupules, lorsque leur sécurité était en jeu. Ils pouvaient parfaitement envoyer des commandos, isoler la ville et la fouiller. L’idée de le pendre haut et court les galvaniserait.
On frappa à la porte du hangar et les deux Noirs en tenue de brousse, armés jusqu’aux dents et bardés de cartouchières, chargés de la protection du Lituanien, s’arrachèrent à leur lit de camp.
Ils firent entrer un métis de petite taille qui alla s’incliner avec déférence devant Joe Grodno.
— Colonel, annonça-t-il. (Il donnait au Lituanien le grade qu’il avait dans le KGB.) Tout va bien. Le mécanicien a pu être neutralisé. Nos amis ont eu un blessé qu’ils ont conduit à l’hôpital.
Joe Grodno en resta les lunettes en l’air :
— Qu’est-ce que tu racontes, Lyle ? Un blessé ? Qui l’a blessé ?
Lyle baissa son unique œil ouvert et avoua :
— Les autres, Colonel. Ils l’avaient suivi. Ils se sont tirés dessus avec nos amis. Mais c’est tout.
— C’est tout !
Joe Grodno étouffait littéralement de rage. Non seulement, il avait dû jouer de toute son influence pour forcer le rezident du KGB de Gaborone à intervenir d’une façon brutale dans une affaire qui ne le concernait pas directement, mais, en plus, les Soviétiques s’étaient fait surprendre par les Sud-Africains… Viktor Gorbatchev, le rezident, devait être hystérique. À juste titre.
— Quand je pense, explosa le Lituanien, qu’on devait le faire abattre par tes hommes et qu’ils ne voulaient pas, parce qu’ils sont de la même tribu et du même village !
Lyle se tassa, la tête dans les épaules.
Pourtant, Lyle était un de ses meilleurs éléments. Il avait été entraîné au camp de Simferopol en URSS par les soins du 3e Département du GRU. Grodno avait beau, pour les opérations un peu délicates, utiliser systématiquement des métis, les Noirs étant réduits au niveau d’exécutants, ce n’était pas encore cela…
Évidemment, il avait joué de malchance. L’idée de substituer le kérosène à l’essence venait de Joe Grodno et elle avait été correctement réalisée. Il avait fallu un miracle pour sauver ses adversaires. Ensuite, les ennuis s’étaient enchaînés. Le mécanicien-saboteur, membre de l’ANC, connaissait la planque de Joe, QG secret de l’ANC à Gaborone. Interrogé par les Sud-Afs, il se serait mis à table. Donc il fallait le liquider. Pour une fois et, sur sa demande pressante, les gens du KGB avaient réagi vite. Sans rendre compte à Moscou. Heureusement, sinon, le mécanicien aurait eu le temps de gagner Lusaka à pied. Seulement, maintenant, c’était la merde.
Le sifflet d’un train qui passait le long de Francistown Road parvint jusqu’au hangar. L’express pour Victoria Falls. C’était tentant de le prendre et de se retrouver en sécurité. Mais Joe Grodno était cloué à Gaborone où il était venu chercher Gudrun Tindorf, afin de l’exfiltrer sur la Zambie. Elle lui apportait aussi les noms des gens qu’elle avait entraînés au maniement de l’explosif et qui allaient prendre sa suite. Dès qu’il l’aurait récupérée, Joe Grodno enverrait de l’autre côté de la frontière les hommes qu’il avait amenés avec lui et leur matériel. Afin qu’ils fassent plus tard leur jonction avec les terroristes formés par Gudrun.
Il avait promis une campagne de terreur. S’il ne tenait pas sa promesse, il perdait toute crédibilité. En plus, le prétexte était la libération des deux leaders antiapartheid ce qui galvanisait les Noirs d’Afrique du Sud. Seuls, Joe et ses amis soviétiques qui avaient conçu l’opération, connaissaient la vérité. Eux savaient parfaitement que les Sud-Afs ne libéreraient jamais leurs prisonniers sous la menace. Et qu’il s’agissait simplement de déstabiliser l’Afrique du Sud.
Lyle était resté debout devant le Lituanien, sautant d’un pied sur l’autre.
— Qu’est-ce que tu veux encore ?
— La femme, Colonel, qu’est-ce qu’on fait de la femme ?
De nouveau, Joe Grodno sentit la rage l’étouffer.
— Tu avais bien besoin de l’enlever…
— Mais elle nous a surpris, Colonel, plaida le métis, elle était très forte…
— Qu’est-ce que tu avais besoin d’aller fouiller ces chambres…
Lyle baissa la tête. Il avait cru faire un coup d’éclat en enlevant Johanna.
Furieux, Joe Grodno regarda la forme allongée sur le sol, de l’autre côté du hangar. Ligotée, une large bande de sparadrap noir sur le visage, la rendant muette et aveugle. Un kidnapping inutile et dangereux. Les Sud-Africains devaient être fous furieux… Qui plus est, les hommes de Lyle l’avaient amenée là sans lui bander les yeux. Elle pourrait donc éventuellement reconnaître les lieux. Le Lituanien n’ignorait pas qu’elle faisait partie des Services spéciaux sud-africains et ce que signifiait son enlèvement.