Joe Grodno n’arrivait pas à dormir. Il n’avait pas besoin de beaucoup de sommeil, quatre ou cinq heures par nuit. Surtout depuis la mort de sa femme. Il posa l’album qu’il regardait, ouvert sur une photo du château de Neuschwanstein. Le bouquet d’orgueilleuses tourelles médiévales sur fond de montagne, le fascinait. Il écouta le silence. Deux hommes armés veillaient sur lui, et, surcroît de précaution, il avait piégé la porte du local avec une grenade. Un pistolet chargé était posé près de lui. Il savait bien que toutes ces précautions ne serviraient à rien si ses adversaires venaient en force. Il en tuerait un ou deux, c’est tout. Il se jura, une fois de plus, d’aller visiter son château favori quand cette mission serait accomplie. Il se sentait englué à Gaborone, dans une situation qu’il ne contrôlait pas. Ce qui le forçait à prendre de plus en plus de risques. À prolonger un séjour qui n’aurait pas dû excéder quarante-huit heures. Et il n’avait toujours aucune nouvelle de Gudrun Tindorf ! Il plia ses lunettes et ferma les yeux, essayant de dormir.
Ferdi en était à son troisième Gaston de Lagrange lorsqu’il la vit s’approcher. Elle lui sourit et il lui rendit son sourire. Il avait besoin d’un peu de chaleur et puis, l’alcool avait fait tomber pas mal de barrières. Chez lui, à Pretoria, il ne l’aurait même pas remarquée : un Afrikaaner ne jetait pas les yeux sur une fille de couleur. Ici, c’était différent. Son regard descendit jusqu’aux seins superbes, moulés par le chemisier. Pointus comme des obus. Sa langue et son gosier devinrent secs comme de l’amadou. Il s’entendit demander :
— Vous prenez un verre ?
À sa grande surprise, elle secoua la tête :
— Non, merci, il y a trop de monde.
Inexplicablement, Ferdi éprouva un incroyable sentiment de frustration. D’autant que la fille, prise dans la cohue, se rapprocha encore et qu’il sentit un sein s’écraser contre son bras. Son ventre s’appuya sur sa hanche et il crut recevoir une décharge électrique. Elle irradiait une sensualité sulfureuse, animale, comme il n’en avait jamais côtoyé. Tout ce qu’il avait refoulé pendant des années explosa dans son ventre. Il l’aurait culbutée sur une table, tout de suite, pour se servir d’elle. Il entendit dans un brouillard :
— Si vous voulez, nous pouvons aller boire un verre dans un autre endroit. Il y a une discothèque sur N’krumah Drive.
— Allons-y, dit Ferdi, renonçant à son Gaston de Lagrange.
Un groupe bruyant qui passait les empêcha de continuer la conversation. Un des hommes enlaça la fille et approcha sa bouche de son oreille, lui murmurant une obscénité, le regard rivé à ses seins. Ferdi sentit brutalement une envie de meurtre. Avec rage, il vit une main glisser le long des hanches et caresser la croupe cambrée, puis l’homme s’écarta avec un gros rire.
La fille adressa à Ferdi un sourire d’excuses qui le fit définitivement fondre. Il fallait oublier le visage plein de terre de Johanna, la tête écrasée de Helda, la pilote.
Avec cette superbe femelle, il allait faire le vide dans son cerveau.
— Je n’ai pas de voiture, dit-elle.
— J’en ai une, répliqua Ferdi.
— Où ?
— Dans le parking, au bout à droite.
Leur conversation était sans cesse interrompue par des gens qui les bousculaient, entrant et sortant du bar.
— Je pars en avant, dit la fille. Je préfère qu’on ne nous voie pas ensemble. Je vous attendrai là-bas.
Elle s’éloigna aussitôt, se faufilant entre les autres filles. Ferdi resta tout bête devant son cognac. Il était sûr que cette fille était prête à faire l’amour avec lui, mais il hésitait encore un peu, retenu par sa fidélité à sa femme. Il se dit qu’il allait seulement boire un verre et rentrer se coucher, peut-être danser, pour sentir son corps… Il tendit un billet de dix pulas au barman et sortit. Il s’approcha d’une machine et commença à jouer.
« Cling-cling-cling. »
Un flot de pièces dégringola. Cette fois, il n’en avait cure. Il les laissa et se dirigea vers la sortie. Puis il longea la façade de l’hôtel. L’air frais le dégrisa un peu et il faillit faire demi-tour, mais la vision des seins somptueux l’en empêcha. « Je ne ferai que boire un verre », se répéta-t-il.
Il tourna le coin du bâtiment, loin de l’animation de l’entrée. Le parking était sombre et désert. Il arriva à sa voiture sans voir personne. Un bruit de pas et la fille surgit devant lui, puis vint s’accoter à la carrosserie.
— C’est gentil d’être venu ! dit-elle.
— On y va ? demanda Ferdi avec une certaine brusquerie.
— Bien sûr.
Elle ne bougeait pas, appuyée à la portière, le ventre en avant, un peu déhanchée, superbement provocante. Sans même s’en rendre compte, il se retrouva collé à elle. Sa bouche s’abaissa et il sentit deux lèvres chaudes et douces contre les siennes.
Ferdi éprouva alors la sensation la plus voluptueuse de sa vie. Son bas-ventre fut parcouru de picotements délicieux et il crut qu’il allait jouir sur-le-champ tant cette fille l’excitait. Aussi ne vit-il et n’entendit-il pas une ombre s’approcher, silencieuse sur ses baskets. La dernière chose qu’il éprouva fut un choc violent sur la nuque, et il tomba étourdi.
La fille s’éloigna à grandes enjambées, sans se retourner. Un second homme venait de surgir de l’obscurité, un géant ! Armé d’un gourdin. Il l’abattit de toutes ses forces sur Ferdi qui tenta en vain de protéger son visage avec ses mains.
Les deux tueurs s’acharnèrent alors, sans un mot, tapant comme des sourds, brisant systématiquement les os de son crâne. Bientôt, le gourdin et les tuyaux de plomb ne firent plus qu’un bruit mou. Ferdi avait le crâne en bouillie et depuis longtemps, il était mort.
Les deux hommes se relevèrent, le fouillèrent, prirent son pistolet et disparurent en courant vers le terrain de golf jouxtant le jardin duGaborone Sun.
C’est un brouhaha de voix à l’extérieur qui réveilla Malko. Le soleil pénétrait à flots dans la chambre. Il regarda sa Seiko-quartz : sept heures dix ! Comme le bruit continuait, il se leva et à travers la porte-fenêtre donnant sur le parking, vit un groupe de Noirs discutant avec animation. Probablement une bagarre. Au moment où il allait laisser retomber le rideau, un des badauds se déplaça, démasquant le pied d’un homme étendu à terre.
Ce pied était chaussé d’un bottillon de cuir marron. Comme ceux de Ferdi.
D’un bond, Malko fut dehors, passant par la porte-fenêtre. Il s’approcha du corps et regretta d’être sorti si vite. On ne pouvait reconnaître Ferdi qu’à ses vêtements. Sa chemise n’était plus qu’un plastron sanglant et son visage une bouillie abominable d’os broyés et de chairs éclatées. Sa main droite aussi avec laquelle il avait dû vouloir se protéger était brisée et on apercevait le blanc nacré des os.
Malko rentra dans sa chambre et fonça sur le téléphone. Carl van Haag était encore chez lui.
— Ils ont tué Ferdi ! annonça Malko. Venez vite !
Il ressortit et se mêla à la foule. Plusieurs policiers tentaient de mettre un peu d’ordre. Quelqu’un apporta un drap et le jeta sur le corps de Ferdi. Malko regarda les deux bottes qui émergeaient du drap. Comment Ferdi était-il tombé dans un guet-apens ?
Il n’avait pas encore répondu à cette question quand le major van Haag descendit de sa Range-Rover. Il se fit immédiatement connaître au policier botswanien chargé de l’enquête. La nuque de Ferdi n’était plus qu’une masse molle de vertèbres écrasées où le sang se mélangeait au liquide céphalo-rachidien. Bouleversé, Carl van Haag s’approcha de Malko.