— Ici, le Deuxième Secrétaire, annonça-t-il.
Étant donné qu’ils ne devaient plus se parler, il fallait une raison grave pour que son correspondant enfreigne les règles de sécurité les plus élémentaires. Gorbatchev l’écouta attentivement, dessinant des avions sur son sous-main, de plus en plus contrarié. Puis il laissa tomber :
— Je dois envoyer un télex à la Centrale. J’aurai une réponse demain.
— Demain, je risque d’être mort, fit la voix à l’autre bout du fil.
— Vous avez été très imprudent, reprocha le rezident. Les conséquences sont déjà graves.
— Je ne discuterai pas de cela au téléphone, fit sèchement son interlocuteur. Entrez immédiatement en contact avec le Directorate.
— Il est quatre heures du matin, là-bas, plaida Gorbatchev, je ne peux joindre personne pour l’instant.
— Alors, agissez vous-même et rendez compte ensuite.
— Impossible.
Long silence lourd de menaces du bout du fil. Si les Services botswaniens écoutaient, ils devaient bien s’amuser. Finalement, l’interlocuteur de Gorbatchev dit lentement :
— Bien, camarade. Voilà donc ce que je vais faire.
Quand il commença à l’expliquer au rezident, le Soviétique sentit le sang se retirer de son visage. C’était l’incident diplomatique assuré, avec des conséquences incalculables. C’est pour le coup qu’il se ferait sacquer. Il était pris entre Charybde et Scylla.
— Vous avez perdu la raison ! protesta-t-il d’un ton moins assuré. Nous sommes du même bord.
— On ne dirait pas, fit son interlocuteur. Sinon, vous accéderiez immédiatement à ma demande. Dans quelques heures il sera trop tard.
— Mais ce que vous proposez ne peut être que temporaire !
— J’ai une solution pour la suite. Bien, je ne veux pas discuter. Je raccroche. Vous faites ce que vous voulez. Si, dans une heure la situation est toujours la même, je mettrai en jeu le processus que nous venons d’évoquer. Salut, Camarade.
Gorbatchev regarda le récepteur muet comme s’il allait encore lui parler puis raccrocha lentement, le cerveau en ébullition. Son interlocuteur venait de commettre la faute suprême : défier le KGB. Seulement, il était impossible de le laisser exécuter ses menaces. Il appela sa secrétaire, qui entra aussitôt. Une grosse Ukrainienne dont le mari dirigeait le Service de Sécurité de l’ambassade.
— Je vous dicte un télex pour Moscou, dit-il. Vous l’envoyez en priorité codé. Ensuite, vous donnerez les instructions correspondantes à Sergeï.
Carl van Haag regarda sa montre avec impatience. Il était presque midi et on se serait cru en plein désert du Kalahari. Le moindre souffle de vent soulevait une poussière jaunâtre au goût âcre qui pénétrait aussitôt dans les poumons, déclenchant une toux incoercible. Sa Range-Rover se trouvait à l’entrée de Phuku Close, à une cinquantaine de mètres du bâtiment repéré par Malko. Ce dernier venait de rendre compte du meurtre de Marcello Dente au major, et les deux hommes avaient décidé d’aller relever les adjoints du Sud-Africain, en planque depuis le matin.
Malko contemplait le bâtiment bas où se trouvait peut-être Joe Grodno. En l’attaquant les Sud-Afs prendraient un sacré risque politique. Le Botswana n’était pas un pays ennemi. Il était plongé dans ses pensées lorsque le major lui donna un coup de coude. Une Mercedes noire aux vitres fumées s’approchait dans un nuage de poussière. Elle passa devant eux et ils virent que le chauffeur était un Blanc. Un fanion rouge flottait, bien visible sur l’aile avant gauche : le drapeau soviétique.
— Bon sang, qu’est-ce qui… s’exclama van Haag.
La Mercedes s’arrêta devant le bâtiment au toit de tôle ondulée. Le chauffeur descendit et ouvrit la portière à un homme chauve de haute taille qui pénétra dans le jardin. Carl van Haag grommela :
— God verdomp ! C’est Gorbatchev, le rezident du KGB !
— Il a un statut de diplomate ? demanda Malko.
— Oui. Deuxième secrétaire de l’ambassade. Qu’est-ce qu’il vient faire ?
— Remonter le moral de notre ami Grodno, fit ironiquement Malko.
Van Haag était blanc.
— Mais pourquoi de cette façon ostentatoire ! Ils sont fous.
Ils eurent la réponse très vite. Le Soviétique avait pénétré dans le bâtiment. Il n’y resta que quelques instants. Malko et Carl van Haag le virent ressortir, accompagné de deux personnes : un homme et une femme. On les distinguait mal, car ils étaient entourés d’une véritable muraille humaine de Noirs.
La Mercedes acheva son demi-tour dans la voie étroite et vint se garer tout près.
Gorbatchev ouvrit lui-même la portière arrière de la voiture. La femme y entra la première. Malko retint une exclamation de surprise. Elle ressemblait furieusement à Gudrun Tindorf, la terroriste allemande ! Quant à l’homme qui s’engouffrait maintenant dans la limousine, il n’y avait aucun doute : c’était Joe Grodno.
Le rezident prit place à son tour dans la Mercedes qui démarra immédiatement et prit de la vitesse. À son allure pataude, Malko se dit qu’elle était sûrement blindée… Lorsqu’elle passa devant eux, Malko vit nettement le profil de la femme : c’étaitbien Gudrun Tindorf.
Le véhicule disparut au coin de Kaunda Road, le fanion rouge flottant ironiquement au vent. Médusé, Carl van Haag ne réagit pas.
Ainsi Gudrun Tindorf avait réapparu, saine, sauve et hors d’atteinte ! Malko en aurait avalé sa chevalière ! L’Allemande avait déjoué tous les barrages sud-africains !
— Décidément, lâcha-t-il, plein d’amertume, ils auront toujours une longueur d’avance. Gudrun Tindorf et ses alliés ont vite réagi à la découverte de leur planque.
— Suivons-les, dit Malko.
Le major van Haag semblait détruit. Mécaniquement, il mit en route et sortit de Phuku Close. La Mercedes avait disparu. Ils tournèrent dans Kaunda Road, puis tout de suite dans South Ring Road, le plus court chemin pour gagner l’ambassade soviétique.
— Et s’il les conduit à l’aéroport ? demanda van Haag.
— S’ils ne sont pas là-bas, dit Malko, on ira voir.
Tandis que la Range fonçait entre les villas élégantes de South Ring Road, Malko remâchait sa rancœur. Gudrun Tindorf avait échappé aux Sud-Africains, Joe Grodno les narguait, Wanda s’était évanouie dans la nature et les assassins de Johanna et de Ferdi couraient toujours.
Ce qu’on appelle un bilan positif.
Ils arrivèrent enfin à Tawana Close, tournèrent dans le petit chemin et s’arrêtèrent sur le rond-point en face de l’ambassade soviétique. Aucune trace de la Mercedes ! Ou elle se trouvait déjà à l’intérieur, ce qui était peu probable, ou sa destination n’était pas l’ambassade soviétique.
— À l’aéroport, dit Malko.
Carl van Haag avait à peine terminé son demi-tour que le long capot noir de la Mercedes au fanion rouge surgit dans Tawana Close, venant de Sobuza Road.
La voiture défila devant eux très lentement et Malko jeta un coup d’œil machinal à l’arrière.
Il n’y avait plus que deux personnes : le rezident du KGB et Joe Grodno !
Les grilles de l’ambassade s’ouvrirent électriquement et la voiture s’y engouffra. Carl van Haag stupéfait tourna la tête vers Malko :
— Mais où est-elle passée ?
Malko ne comprenait pas non plus. Qu’était-il arrivé entre le moment où ils avaient perdu la Mercedes de vue et son arrivée à l’ambassade ? La voiture n’avait pas eu le temps matériel de passer par l’aéroport. Donc, elle avait déposé Gudrun Tindorf quelque part en ville.
Pourquoi ?