Malko quitta le bar à son tour. La réapparition de Gudrun Tindorf méritait qu’il rende compte au chef de station de la CIA à Gaborone. Sa mission, au départ, concernait uniquement la terroriste allemande.
Richard Francis parlait couramment l’ovimbo, le zoulou, le tswana et deux ou trois autres dialectes peu connus à l’est des Montagnes Rocheuses. C’est la raison pour laquelle la Company l’avait placé à ce poste. Il ressemblait à un étudiant prolongé avec ses longs cheveux et ses lunettes carrées. Un géant débonnaire… qui ne mangeait que de la nourriture macrobiotique.
— Gudrun Tindorf doit se trouver dans une des planques de l’ANC, dit-il. Ils ont loué plusieurs villas, un peu partout en ville.
Malko venait de tout lui raconter.
— Ça ne vous étonne pas, le rôle des Soviétiques ?
— Pas vraiment, fit l’Américain. Cela fait des mois que je préviens Langley que les Popovs se démènent comme des fous dans ce coin. Pendant longtemps je me suis demandé ce qu’ils faisaient car on ne les voyait nulle part et la majorité des types du KGB ne parlent que le russe. Bien sûr, ils travaillent sur les écoutes radio et s’occupent du gouvernement local. Seulement, leur objectif numéro un, c’est le recrutement de jeunes Noirs qui militent dans des groupes comme la SWAPO ou l’ANC. Ils les expédient en Union Soviétique pour les former et les endoctriner. Dans une dizaine d’années, cela fera de bons cadres supérieurs de nouveaux États… Évidemment, ils sont très discrets là-dessus.
— Et Joe Grodno ?
— C’est une courroie de transmission. Il a un avantage sur eux, il connaît tous les dirigeants de l’ANC et du parti communiste sud-af. À son sujet, il y a eu un incident intéressant. Hier soir, je me trouvais à un cocktail et j’ai rencontré Gorbatchev, le rezident du KGB. J’étais étonné, car il ne sort pratiquement jamais. J’ai été encore plus surpris quand il s’est jeté sur moi.
— Pour vous « tamponner » ?
— Même pas ! Il m’a tenu un grand discours pacifiste sur la brutalité inutile des jeunes mouvements de résistance, à propos du meurtre de notre ami Ferdi. Si on lisait entre les lignes, cela voulait dire « nous n’y sommes pour rien et nous le déplorons »…
— Joe Grodno a quand même trouvé asile chez eux.
— Il a dû leur forcer la main.
— Vous pouvez m’aider à retrouver Gudrun Tindorf ?
— Je vais essayer, promit l’Américain. Ça dépend où elle se cache. Bien sûr, les Botswanais sont au courant de pas mal de choses. Seulement, pour les faire parler…
— Et cette fille, celle qui se fait appeler Wanda ? Elle aussi se planque depuis hier.
— Là encore, les Botswanais vont la boucler. Ils ne veulent surtout pas se faire d’ennemis. Comme ils ne portent pas les Sud-Afs dans leur cœur, ça ne les empêche pas de dormir quand il y a une bombe qui saute de l’autre côté de la frontière. Mais ils n’aimeraient pas se faire envahir par leur grand voisin du Sud. L’armée botswanienne tiendrait entre cinq et dix minutes…
Une secrétaire entra et fit signe au chef de station. Ce dernier se leva avec un sourire d’excuse.
— Pardonnez-moi, j’ai justement rendez-vous avec le chef de la police. Je lui ai fait venir un « shot-gun » Savage des USA pour qu’il s’amuse. Il vient le chercher. En le prenant dans le sens du poil…
Malko se retrouva dans le jardin odorant de l’ambassade, guère plus avancé.
Le major van Haag l’attendait dans le hall duGaborone Sun, en face de l’agence de tourisme, Holiday Safaris, le visage fermé. Insensible aux putes qui s’agglutinaient autour de lui comme des mouches sur un pot de confiture. Il alla au-devant de Malko.
— J’ai eu Pretoria, dit-il, c’est non.
Malko s’y attendait un peu.
— Parfait, dit-il. Elle doit m’appeler demain matin.
— Il faut lui tendre un piège. Lui dire que nous acceptons et fixer un rendez-vous pour remettre l’argent. Là, nous la coincerons…
Malko secoua la tête :
— Major, vous vous faites des illusions. Ce n’est pas une débutante. Néanmoins, j’essaierai. En attendant, allons dîner.
— Non, merci, fit van Haag, je n’ai pas faim et j’ai des rapports à faire. Nous nous verrons demain matin.
Il s’éloigna, comme s’il avait le diable à ses trousses.
Malko, après avoir mangé un sandwich dans sa chambre, alla se coucher. Après sa quasi-nuit blanche et le choc de la mort de Marcello Dente, il était épuisé.
C’est la sonnerie du téléphone qui le réveilla. La voix calme et froide de la terroriste allemande.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Je pense que nous pourrions nous entendre, dit Malko. Il faut nous rencontrer. Quand…
Gudrun le coupa brutalement :
— Vous me prenez pour une enfant ? Êtes-vous d’accord ou non, à mes conditions ? Je n’ai pas l’intention de vous revoir.
— Dans ce cas, dit Malko, je crains que…
— Vos amis sont encore plus obtus que je le pensais, dit-elle. Je vais quand même leur donner une dernière chance. Parce que j’ai besoin d’argent. Dites-leur de surveiller les abords de l’école communale de Ranburg. Une voiture piégée va y exploser. Qu’ils y aillent avant quatre heures et demie, aujourd’hui.
Chapitre XVIII
Malko bondit de son lit comme une fusée et termina pratiquement de s’habiller dans le couloir. De nouveau, c’était l’angoisse ! Cinq minutes plus tard, il débarquait chez le major van Haag qui était en train de prendre son breakfast. Il écouta le récit de Malko et lâcha :
— Elle bluffe.
— Ça m’étonnerait, dit Malko. Vérifiez.
— J’envoie immédiatement un message, dit van Haag. Restez là.
Malko s’installa sur la véranda récapitulant les événements. Joseph Grodno était à l’abri. Gudrun et Wanda se cachaient quelque part à Gaborone, sûrement pas dans la planque éventée de Phuku Close. Sans information précise il ne les trouverait jamais. Perdu dans ses pensées il se mit à somnoler.
C’est le major qui l’arracha à sa torpeur, beaucoup plus tard. L’air bouleversé.
— Il y avait en face de l’école indiquée par Gudrun Tindorf une voiture volée avec trente kilos d’explosifs dedans et une minuterie réglée pour 16 h 30. C’aurait été un carnage…
Le téléphone sonna. Van Haag eut une brève conversation en afrikaans et raccrocha.
— C’était le général van Wik, du NSC. Nous acceptons la proposition de Gudrun Tindorf, dit-il d’une voix mal assurée.
— Dans ce cas, dit Malko, je retourne à l’hôtel. Elle va m’appeler.
À peine était-il dans sa chambre que le téléphone sonna. Gudrun Tindorf. À croire qu’elle l’avait suivi. La voix parfaitement calme, comme s’il s’agissait d’une affaire ordinaire.
— Vos amis ont-ils changé d’avis ? C’était la dernière opération que j’avais montée avant de partir.
— Oui, dit Malko. Je vous écoute.
Lui aussi l’aurait bien étranglée de ses propres mains, mais pour le moment, elle les tenait. L’Allemande eut un rire léger et frais :
— Je vois que vous êtes dans de meilleures dispositions.
— Vous êtes haïssable. Abominable.
— Vous aimeriez me tuer, n’est-ce pas ? dit-elle. Moi, je n’ai rien contre vous, je fais mon métier. La mort est mon métier.
— Vous êtes un monstre, coupa Malko.
— Peut-être, fit l’Allemande, mais trêve de philosophie. Voilà comment nous allons procéder. Je vous donne jusqu’à demain seize heures pour vous procurer l’argent. Un million de dollars en billets de cent. Dès que vous l’aurez, vous irez à la gare de Nkrumah Road et vous prendrez le train pour Lobatse. Il y en a un à 16 h 40. Vous resterez à la fenêtre du compartiment. Quelque part entre Gaborone et Lobatse, vous me verrez le long de la voie. Vous n’aurez plus qu’à me lancer l’argent.