Van Haag lui fit le récit succinct de ce qui s’était passé. Même pas la peine de poursuivre les auteurs de l’embuscade : ils avaient dû repasser au Botswana, leur coup fait. Finalement, le Sikorski redécolla pour Kuru-man, la base la plus proche. Malko et van Haag étaient complètement prostrés. Tant de mal pour arriver à ce désastre… Personne n’échangea une parole avant l’atterrissage. Seul, le major devait être soigné, mais il refusa de se faire conduire à l’hôpital. Il n’avait qu’une idée : retourner à l’hélicoptère abattu pour, au moins, récupérer les corps de ses camarades morts. Il s’installa au téléphone afin d’organiser une colonne de secours.
De la glorieuse expédition, il ne restait plus que vingt sacs de toile verdâtre contenant chacun les restes de ce qui avait été un homme. Un par un, des soldats les chargeaient dans un Puma dont on avait débarrassé les banquettes. Sous le soleil brûlant, les débris de l’autre hélicoptère ressemblaient à une sculpture abstraite. Il leur avait fallu cinq heures de piste pour venir de Kuruman et ils n’avaient rencontré personne. Aucun signe de l’embuscade sauf l’étui d’une fusée Sam 7… Et les traces d’un camion conduisant à un gué sur la rivière.
Bientôt, il ne demeura plus que la carcasse du Puma calcinée dont on avait retiré tous les équipements militaires. Carl van Haag s’approcha de Malko. Avec ses sourcils brûlés et sa peau rose, il avait l’air d’un mutant.
— Je repars sur Gaborone, vous venez ?
Malko avait laissé toutes ses affaires auGaborone Sun. Il prit place dans la Range-Rover. Quelques minutes plus tard, ils franchissaient le petit poste frontière de Bray pour retrouver la piste serpentant en plein désert qui rejoignait Lobatse. Ensuite, il y aurait une route goudronnée jusqu’à Gaborone. Toute cette région, comme l’ensemble du Botswana, était pratiquement inhabitée, avec parfois une ferme isolée, ce qui expliquait sa facilité de transit. Les gens de l’ANC s’y promenaient comme chez eux et ce n’était pas l’armée botswanienne qui allait les poursuivre. Pratiquement pas de route, quelques pistes en mauvais état et le terrible Kalahari.
Les deux hommes n’échangèrent pas une parole durant les trois heures du voyage. Par moments, la Range traversait une piste ensablée et tanguait si fort que les épaules de Malko et du major se cognaient douloureusement. Ces cahots vous vidaient le cerveau et empêchaient de penser. Ce qui valait peut-être mieux. Car la même idée les obsédait : pendant qu’ils se jetaient dans l’embuscade, les explosifs destinés à la campagne de terreur franchissaient la frontière ailleurs.
Bientôt, les bombes allaient de nouveau exploser en Afrique du Sud… En apercevant les premières cahutes de Gaborone, Malko sentit sa gorge se nouer. Onze jours plus tôt, ils arrivaient à trois. Aujourd’hui, il était seul et vaincu.
À côté de lui, Carl van Haag poussa un profond soupir :
— Dînons ensemble ce soir. Nous ferons le point et je crois que vous pourrez repartir demain. Moi, je dois aller dans le nord, vérifier des infiltrations. Ensuite, je vais demander ma mutation au camp Oméga, dans la bande de Kaprivi. J’ai envie de me battre. De me venger de ces salauds…
Malko le comprenait. Le major le déposa auGaborone Sun. Il eut envie de vomir en retrouvant les tristes couloirs.
Van Haag le rejoignit une heure plus tard : les Sud-Afs dînaient tôt… Heureusement, le spectacle n’avait pas encore commencé et ils purent dîner en paix jusqu’au dessert. Au moment de régler, il mit la main dans sa poche et sentit quelque chose de dur : les deux photos qu’il avait pris chez Marcello Dente. Il les examina. Tout à coup, une idée lui vint à l’esprit.
— Carl, dit-il, je me demande s’il n’y a pas une chance minuscule de retrouver ces explosifs.
Chapitre XIX
Le major sud-africain jeta un regard plein de commisération à Malko et laissa tomber :
— Cela ne vous suffit pas ? Vous trouvez qu’on n’a pas perdu assez de gens et d’argent ? De toute façon, Pretoria ne débloquera plus un seul rand pour cette opération.
— Attendez-moi une seconde, demanda Malko.
Il se leva et sortit du restaurant. Carol posa sur lui un regard ravi en le voyant pénétrer dans son bureau.
— Quelle bonne surprise !
— J’ai besoin de ton aide, dit Malko. As-tu une idée de l’endroit où ces photos ont été prises ?
Il posa les deux documents devant elle. La jeune femme les examina, sourcils froncés.
— Tiens, c’est Marcello avec Wanda. Ce doit être le lodge sur le Limpopo, ils y allaient souvent. D’ailleurs, la seconde, je connais : c’est un baobab de neuf cents ans qui se trouve dans le coin là-bas. Tu veux m’emmener ?
— Pas tout de suite, dit Malko.
Carol eut un sourire indulgent.
— De toute façon, ce serait impossible : le lodge est fermé parce que le manager s’est disputé avec son personnel. Il n’y a plus que quelques Noirs.
Malko rentra ses photos et s’éclipsa. Carl van Haag l’accueillit nerveusement.
— Où étiez-vous passé ?
— Vérifier quelque chose, dit Malko. Voilà ce que je pense. L’opération où nous avons été attirés servait de diversion. Je viens de penser à une possibilité : le lodge où se rendaient fréquemment Marcello Dente et Wanda est fermé. Il se trouve juste à la frontière du Botswana et de l’Afrique du Sud, au bord du Limpopo. L’endroit idéal pour un trafic. Wanda le connaît. C’est peut-être là qu’elle s’est enfuie. Il suffit de louer un avion et d’aller voir.
— Je vous offre l’avion. Il faudrait aussi un véhicule remarqua van Haag, en grattant ses sourcils brûlés.
— Vous ne connaissez personne ? demanda Malko.
— Si. Un chasseur professionnel qui vit dans le coin, mais on ne peut le contacter par radio qu’au dernier moment.
— Tentons le coup. Vous pouvez trouver un avion ?
— Sûrement.
— Très bien, partons demain matin, très tôt. Avec des armes.
— Il m’en reste assez pour foutre en l’air ces salauds, fit le Sud-Africain à voix basse. Seulement, nous y allons officieusement. Je n’aurai jamais une autorisation de Pretoria…
— Nous allons juste à la chasse, fit Malko.
Le pilote rubicond semblait sortir d’un livre de Kipling avec sa moustache en guidon de bicyclette. Un autre rescapé de Rhodésie. Il les accueillit d’un sourire jovial et d’une poignée de main roborative.
— Nous allons avoir un temps superbe, annonça-t-il. Je vois que vous avez de quoi filmer les animaux…
Il désignait le lourd sac vert porté par Carl van Haag. Inutile de lui dire qu’il y avait à l’intérieur de quoi armer une section d’infanterie… Ils le chargèrent à l’arrière du Cessna et le décollage se fit sans histoire : direction l’Est. Le bush se transforma en un tapis uniforme et ocre, piqueté de quelques aspérités qui semblaient posées dessus. Presque pas de villages. À droite, la ligne de montagnes délimitant le Transvaal. Le Cessna monta à six mille pieds et s’y tint.
— Quelqu’un vous attend ? demanda le pilote. Parce que la piste est loin du lodge.
— Dès que vous serez à vingt milles, dit le major, on appelle Roger sur 118,5. J’espère qu’ils seront à l’écoute.
Le vol continua. En bas, le paysage était un peu plus varié, avec quelques touffes de verdure et puis apparut le cours sinueux du Limpopo, encaissé entre deux murs de végétation tropicale. L’appareil descendit, volant au ras de l’eau. Quelques hippopotames prenaient le soleil, la gueule ouverte. Puis, le pilote vira et reprit le bush, cherchant la piste.