Elle ne se trompa jamais.
Plus ils avançaient, plus la végétation était touffue. Signe qu’ils s’approchaient du Limpopo. Mais il y avait tant de méandres qu’ils avaient l’impression de tourner en rond.
— Encore loin ? demanda Roger.
La Noire eut un geste vague. Impossible de connaître sa notion des distances. Tout à coup, ils tombèrent sur du sable. Les roues s’enfonçaient jusqu’au moyeu. Le pick-up tanguait comme sur une mer en folie, les projetant les uns contre les autres. Ils haletaient, les poumons pleins de poussière. Dix, vingt à l’heure dans des hurlements de moteur, des grincements de pignons. Ils en sortirent à grands coups de moteur, se disant que les autres devaient souffrir autant… Et puis, soudain, le pick-up sembla glisser sur un sol d’une douceur de rêve. Du dur, de la latérite bien nette, un espace découvert avec de l’herbe à éléphant, barré en face d’eux par une rangée de grands arbres. La Noire tendit la main :
— Limpopo !
Ils étaient arrivés, ou presque. Roger passa les cinq vitesses pratiquement du même geste.
Au moment où ils approchaient des arbres, ils entendirent des coups de feu. S’il n’y avait pas eu un ricochet sur la ridelle qui fila en couinant, ils auraient pu croire que ce n’était pas pour eux… Puis, aussitôt, ils les virent. Une demi-douzaine de Noirs, en tenue verdâtre, chapeau de toile, comme les Sud-Afs, alignés ; tous du même côté de la piste dans le fossé, armes braquées sur le pick-up qui fonçait vers eux.
Carl van Haag poussa un cri sauvage. Son PM jaillit à l’horizontale et il ouvrit le feu instinctivement, imité par Malko. Roger avait accéléré. Ils défilèrent en trombe sous une grêle de balles. Les pétarades sèches des Kalachs leur vrillèrent les oreilles. Il y eut des chocs contre le métal, un cri, puis plus rien. Ils étaient passés. Tapis dans leur fossé les Noirs n’osaient plus bouger.
D’une bourrade, Roger repoussa la Noire qui s’était affalée sur lui. Ce n’est que quelques secondes plus tard qu’il réalisa qu’elle avait pris une balle dans la tête. Il essuya son front traversé d’une estafilade noirâtre : du sang brûlé par une balle en séton. Malko remit un chargeur dans son PM. Carl van Haag ne tenait plus en place.
— Plus vite, plus vite ! cria-t-il.
Soudain, ils débouchèrent au bord du fleuve. La piste le dominait d’une bonne trentaine de mètres. Virant en épingle à cheveux et descendant le long de la berge sablonneuse jusqu’à une sorte de ponton de bois. Le courant était faible. Au milieu de Limpopo, ils aperçurent un bac avec un gros camion vert dessus entouré d’hommes qui se mirent immédiatement à tirer. Plusieurs Noirs armés se trouvaient encore sur le ponton.
Carl van Haag poussa un hurlement sauvage :
— Les voilà !
Malko reconnut tout de suite le petit métis qui les avait si bien manipulés : Lyle. L’assassin plus que probable de Ferdi, Johanna et Marcello. Escorté d’un géant. En tenue de guérillero lui aussi, une Kalach à la main et la machette à la ceinture. Il leva son arme et commença à tirer sur eux. Aussitôt le major et Malko sautèrent du pick-up et se laissèrent rouler sur la pente sablonneuse, encadrés par les coups de feu, créant chacun un petit geyser de sable. Aucun ne pensait plus au danger. Le pick-up descendait en crabe, rageusement, dans des hurlements de pignons martyrisés.
Les trois derniers Noirs qui se trouvaient sur le ponton sautèrent à l’eau, pataugeant en direction du bac. Il y avait peu de profondeur. Des coups de feu crépitèrent encore. Le pick-up se planta dans le sable, moteur calé. Roger ne bougea pas, effondré sur son volant. Carl van Haag debout au bord de l’eau tirait comme au stand, par petites rafales courtes, sur les têtes qui émergeaient. Deux d’entre elles disparurent et furent entraînées par le courant.
Il restait Lyle… Pataugeant dans le Limpopo, il vidait lui aussi son chargeur par petites rafales.
Malko et van Haag s’abritèrent derrière des rochers. Soudain, du camion, surgit une silhouette élancée en tenue de brousse : Wanda. Elle aussi commença à arroser la berge. Malko riposta, appuyé à une souche et la jeune métisse dut ramper sous les roues du camion pour se mettre à l’abri. Lyle, fébrilement, était en train de recharger son arme.
— Le dernier, c’est Lyle ! cria Malko au major.
Carl van Haag démarra soudain comme un coureur de cent mètres. Jetant son PM, il plongea dans l’eau jaunâtre du Limpopo, à la poursuite de Lyle. Wanda essaya de tirer, mais Malko la neutralisa aussitôt. Énervé, Lyle n’arrivait pas à décoincer son chargeur. Le major n’était plus qu’à quelques mètres de lui. Le métis brandit sa Kalachnikov et l’abattit de toutes ses forces sur l’officier sud-africain. Ce dernier parvint à éviter d’être touché à la tête, mais la crosse du fusil d’assaut le frappa au-dessus du coude gauche, lui déchiquetant le bras jusqu’à l’os.
Il poussa un cri, mais eut la force de saisir l’arme de la main droite et de la tirer vers lui. Déséquilibré, Lyle plongea en avant et disparut sous l’eau. Il ne devait pas savoir nager car il lâcha aussitôt le canon de la Kalachnikov pour tenter de retrouver son équilibre. Le major jeta le fusil d’assaut dans le courant et se dressa devant le métis, le bras en sang, les yeux hors de la tête.
Sa main droite crocha la gorge de Lyle, comme les dents d’un bouledogue et il se mit à serrer de toutes ses forces ; sur la terre ferme, le métis aurait sûrement eu le dessus sur cet homme blessé, mais il semblait avoir une peur panique de l’eau. Il recula, tituba, tomba en arrière, accompagné par la poigne mortelle de Carl van Haag.
— Le camion ! Le camion ! cria Malko.
Le gros camion vert était arrivé sur l’autre rive et commençait à l’escalader. De nouveau, Wanda lâcha plusieurs rafales dont les balles miaulèrent un peu partout. Un grondement de moteur et le lourd engin se mit à gravir la berge opposée, en crabe, lentement mais sûrement.
Carl van Haag semblait s’en moquer comme de son premier battle-dress ! Courbé en avant, il maintenait Lyle sous l’eau, au milieu de grandes éclaboussures.
Affolé, Lyle se contentait de donner des coups de pied et de poing, affaibli par l’eau qu’il avait avalée. Inexorablement, Carl van Haag le tirait vers la rive, les doigts toujours crochés dans sa gorge. Insensible aux coups de son adversaire. Malko vint à leur rencontre et immobilisa les bras de Lyle derrière son dos. Il était hideux, les babines retroussées sur ses grandes dents, les traits déformés par la terreur, les yeux roulant dans leurs orbites.
Les trois hommes atteignirent le sable. Le camion venait, lui, de se hisser au sommet de l’autre rive et de disparaître.
Brutalement van Haag écarta Malko :
— Laissez-le-moi !
Vif comme l’éclair, ses doigts lâchèrent la gorge de Lyle, attrapant ses cheveux frisés. Puis il lui rabattit le visage sur son genou et commença à lui écraser méthodiquement tous les os de la face avec des « hans » de bûcheron, son bras blessé pendant le long du corps, le visage crispé par la haine.
Comme une machine.
Très vite, le métis cessa de se débattre. Malko se dit qu’il allait sortir de là plat comme une hostie. Lyle s’effondra soudain, sur le sable de la berge. Carl van Haag se laissa tomber sur son dos, lui saisit les oreilles et commença à lui frotter la face dans le sable, dans un concert de hurlements horribles. D’un sursaut de chenille coupée en deux, Lyle réussit à se retourner et Malko aperçut le mélange de boue grise et de sang qui remplaçait son visage. Sans doute fatigué, Carl van Haag se redressa, et lui envoya un coup de pied sous les narines qui lui décolla à moitié le nez. Puis, avec ferveur, il se mit à lui décocher des coups de pied partout où cela faisait mal.