Lyle ne bougeait plus depuis longtemps. Impossible de dire s’il était vivant ou mort tant il était abîmé.
— Carl, cria Malko, arrêtez !
Il comprenait l’explosion du Sud-Africain et ressentait lui aussi une haine sauvage envers le métis assassin. Seulement, c’était en se conduisant ainsi qu’on y laissait son âme. Où était le major un peu guindé, tiré à quatre épingles de leurs premières rencontres ? Le vernis n’avait pas résisté au choc de l’horreur. Carl van Haag, les jambes écartées, se trouvait au-dessus de Lyle. Le major sortit alors son gros Herstall, l’arma et posa le canon sur le front du métis.
— Tiens ! dit-il. Pour Ferdi.
La première balle lui fit éclater le front. La tête s’enfonça un peu plus dans le sable. Carl van Haag continua à tirer posément, le canon à quelques centimètres de la tête en bouillie, vidant son chargeur jusqu’à ce que la culasse demeure coincée en position ouverte. Ce qui restait de la tête de Lyle aurait dégoûté un chat sauvage affamé… Le Sud-Africain se redressa avec une grimace de douleur. Malko se demandait comment il tenait encore debout avec la blessure de son bras… Le sang coulait le long de son poignet et il était livide. Il l’amena au pick-up.
— C’est dommage qu’on n’ait pas eu plus de temps… grommela van Haag.
Il se laissa aller sur le siège et s’évanouit aussitôt. Roger râlait, les mains crispées sur sa poitrine, des bulles rosaires sortant de sa bouche, et des mouches s’agglutinaient déjà autour du cadavre de la malheureuse Noire. Le calme était retombé sur le Limpopo. Le bruit avait fait fuir les crocodiles et les hippopotames.
Malko empoigna la radio du pick-up et commença à essayer d’émettre.
Heureusement, les batteries n’avaient pas explosé dans le choc ! Malko renouvela son SOS pendant un quart d’heure. Enfin, la voix du pilote lui parvint faiblement et il put lui dire l’essentiel de ce qui s’était passé. Il fallait qu’il aille chercher du secours à Messina, la ville sud-africaine la plus proche et prévenir de la présence du camion d’explosifs.
Le message passé, Malko s’assit à son tour, sonné. Carl van Haag, les yeux vides, contemplait le cadavre de Lyle. Déjà des vautours tournaient dans le ciel. Le Limpopo continuait à écouler doucement ses eaux limoneuses et peu à peu les crocodiles et les hippos revenaient.
— Le camion, dit le major, il faut rattraper le camion.
Tandis qu’ils se morfondaient, un camion plein d’explosifs filait vers le Transvaal, pour la campagne de terreur. À côté de cela la mort de Lyle semblait une bien piètre vengeance.
Comment allaient-ils retrouver le gros camion vert ?
Chapitre XX
Il régnait une animation fébrile dans l’important poste de la police sud-africaine de Messina, la ville la plus au nord de la République, à quelques kilomètres du Zimbabwe, en bordure du Freeway N 1. Tous les téléphones avaient été réquisitionnés afin d’accélérer les recherches, ainsi que les moyens radio.
Objectif : repérer coûte que coûte le gros camion vert des terroristes de l’ANC.
Le bras en écharpe, bourré de calmants. Carl van Haag menait les opérations. Grâce à la description précise du véhicule cela semblait relativement facile de le retrouver, sauf si les occupants l’avaient abandonné. Il y avait peu de grandes routes au Transvaal filant vers le sud et un camion était encore plus repérable sur les voies secondaires. Depuis une heure, la radio afrikaans diffusait son signalement à la population, demandant de prévenir la police.
— Pourvu qu’ils ne se soient pas planqués quelque part ! remarqua Malko. S’ils ont prévu un relais, c’est fichu. Ensuite leur cargaison éclatera entre différentes directions.
Le major van Haag ne répondit pas. Après tant d’échecs, ils avaient enfin un mini-succès. Cependant, il restait encore beaucoup à faire. Deux Sikorski 160 de l’armée étaient venus les chercher au bord du Limpopo. L’un avait emmené Roger à l’hôpital pour extraire la balle logée dans son poumon.
En dépit de toutes les blessures reçues au cours de la dernière semaine, Malko se sentait d’attaque. Son cou, pourtant, le faisait encore souffrir. Assis à côté du major, il écoutait les différents opérateurs radio de la police tenter de localiser le camion. Il restait deux heures avant la tombée de la nuit et la grosse pendule du poste de police semblait moudre le temps de plus en plus vite. Ensuite à cause du manque d’effectifs, les patrouilles se feraient plus rares et de nuit, ce n’était pas évident de repérer un camion…
— À mon avis, dit van Haag, ils vont prendre la R 517 qui traverse le Bophuthatswana où ils peuvent trouver des cachettes. Ça m’étonnerait qu’ils empruntent la N 1.
— C’est plein de routes secondaires, remarqua Malko, impossibles à surveiller.
Le major étouffa une grimace de douleur, en tenant son bras cassé.
— Dieu est avec nous, fit-il. Il ne laissera pas passer ces salauds.
Le sergent Pretorius, de la police de la route sud-africaine, achevait son tour de garde, sa BMW bleue planquée sur un des bas-côtés de la route Oestermoed-Thabazimbi. Peu de circulation. Pas une seule contravention. Depuis le renforcement des lois sur la vitesse, les conducteurs respectaient scrupuleusement les limitations.
Pretorius, un géant à la moustache rousse et aux yeux bleus très enfoncés, bâilla et s’allongea un peu plus sur sa banquette. Il avait coupé sa radio pour avoir la paix.
Il n’avait pas refermé la bouche qu’un bolide passa devant ses yeux, un gros véhicule verdâtre, roulant carrément au milieu de la route à une vitesse que Pretorius estima entre 120 et 130…
Avec un rugissement d’horreur, il se redressa comme un ressort et, pratiquement du même geste, mit en route, passa en première et tourna à gauche, forçant une voiture qui arrivait à freiner à mort. Le camion verdâtre était déjà hors de vue, à cause des dos d’âne. Sûr de son bon droit, le sergent Pretorius appuya à fond sur l’accélérateur de la BMW, le regard fixé sur la ligne blanche. Celui-là n’allait pas couper à la prison ! Consciencieux, il décrocha son micro et, sans ralentir, avertit son poste qu’il poursuivait un véhicule en infraction. Il n’entendit pas la réponse, brouillée par des interférences, et se concentra sur sa conduite. Quelques minutes plus tard, l’arrière du camion apparut. Le véhicule était gêné par une voiture roulant beaucoup plus lentement devant lui dans une portion de route où il était pratiquement impossible de doubler à cause des virages et de la circulation en sens inverse. Pretorius doubla trois voitures, brancha son gyrophare et se mit à trépigner d’impatience derrière le camion… Enfin, la route se dégagea et il put déboîter, arrivant à la hauteur de la cabine du camion.
Un petit coup de sirène et un geste impératif.
Il aperçut un Noir au volant et une femme au teint plus clair à côté et se dit avec dégoût que c’était encore des Cafres. Les menottes le démangeaient. Ceux-là n’allaient pas passer la nuit à l’hôtel. Il leva le pied, attendant que le camion obéisse à son injonction.
Or, ce qui aurait pu faire douter de l’existence de Dieu, non seulement le véhicule en infraction ne ralentit pas, mais il accéléra.