— Venez ici, sales Blancs, que je vous tue !
C’était Wanda. Ils continuèrent à avancer et aussitôt, une rafale claqua. Carl van Haag poussa un cri et s’effondra, se tordant de douleur. Touché à la cuisse. Malko se précipita vers lui.
— Laissez-moi ! ordonna le Sud-Af. Rattrapez-les !
Il se tenait la cuisse à deux mains et Malko aperçut un jet de sang bouillonnant qui jaillissait de son pantalon : l’artère fémorale. Il s’agenouilla près du major. Violemment, ce dernier le repoussa :
— Foutez le camp, je vous dis ! Ça va aller. Ne les laissez pas partir.
Ils s’affrontèrent du regard quelques instants, puis Malko se releva, après avoir fait une ligature de fortune avec la chemise de l’officier. Le camion avait à peine avancé de quelques mètres. Il se remit à progresser d’arbre en arbre mais, dès qu’il approcha vraiment, le feu de la Kalachnikov l’empêcha de faire un mètre de plus.
— Viens ici, salaud de Blanc ! hurla Wanda.
Elle commandait complètement le sentier, cachée derrière un gros arbre. Malko fit encore une tentative, puis dut battre en retraite quand une balle arracha un morceau d’écorce à trois centimètres de son front. Il enrageait. Le camion risquait de lui échapper même s’il s’emparait de Wanda.
Il eut tout à coup une idée. Au lieu de chercher à atteindre la métisse, il visa carrément l’arrière du camion, et appuya sur la détente. Pas de résultat apparent. Il récidiva sans plus de succès. Il vida ainsi tout un chargeur de FAL. Découragé. Wanda s’aperçut soudain qu’il ne la visait plus. Il l’entendit crier dans sa langue d’une voix hystérique, ce qui le renforça dans son idée. Il mit un chargeur neuf, arma et recommença, variant chaque fois la hauteur de son tir. Wanda tira toute une rafale dans sa direction et il dut riposter. Tant et si bien qu’il ne lui resta plus qu’une cartouche. Le camion avait presque disparu dans le sentier en contrebas. Il tira sa dernière cartouche toujours au milieu de la ridelle…
La déflagration le prit par surprise. Il eut l’impression qu’une bombe venait d’exploser devant lui. L’air trembla violemment. Il y eut une gerbe de flammes rouges, suivie d’un champignon de fumée noire. Toutes les feuilles des arbres furent arrachées d’un coup, comme par une soudaine tornade, formant un nuage presque opaque. L’explosion assourdit complètement Malko et aussitôt une pluie de débris retomba tout autour de lui.
Le camion venait de sauter ! Le projectile de Malko avait dû toucher un des explosifs, déclenchant une explosion « par sympathie ». Protégé par son arbre, il avait échappé aux éclats mortels et au souffle. Le silence se fit, troublé seulement par l’incendie du camion et de quelques arbres enflammés par la déflagration. Malko se précipita, certain de ne trouver aucun être vivant. Il y avait un grand entonnoir à l’emplacement du camion, et le sol fumait encore. Il se mit à chercher Wanda et finit par la découvrir non loin du camion. Ou plutôt ce qu’il en restait. La ridelle arrière, arrachée par la force de l’explosion, avait volé jusqu’à elle et l’avait littéralement écrasée contre l’arbre où elle se trouvait.
Il souleva le panneau aperçut le visage aplati, méconnaissable et vomit.
Il lui fallut plusieurs minutes pour se remettre. Maintenant que tout était réglé, une immense lassitude le paralysait. Dans le lointain, il entendit des sirènes et des klaxons. Ils arriveraient trop tard. Inutile de chercher le conducteur du camion, transformé en chaleur et en lumière. L’âcre odeur de l’explosif le fit tousser. Il repartit après un dernier regard sur Wanda. L’explosion lui avait fait oublier Carl van Haag. Il se heurta à des policiers qui accouraient et récupéra l’officier sud-africain là où il l’avait laissé. Heureusement la déflagration ne s’était pas fait sentir jusque-là, les arbres ayant fait écran. Le major semblait inanimé.
Il se pencha et appela :
— Carl ! Carl !
Pas de réponse. Il toucha le visage : tiède. Fébrilement il prit son pouls. Pas de pouls. Il vit alors la grosse tache brune sous lui. Carl van Haag s’était vidé de tout son sang. Il était mort. Malko se releva, se demandant s’il était mort avant ou après l’explosion. Rassuré ou non.
Question à laquelle personne ne répondrait jamais.
Chapitre XXI
Il faisait un temps superbe à Liezen, mais le fond de l’air était déjà frais. Malko, en veste de loden, s’occupait de changer quelques tuiles bleues importées de Tchécoslovaquie à prix d’or, quand la tête d’Elko Krisantem apparut dans la lucarne donnant sur le toit.
— On demande Son Altesse Sérénissime au téléphone, annonça-t-il.
— Qu’on me rappelle, dit Malko, je n’ai pas fini.
— C’est quelqu’un qui appelle de loin, objecta le Turc, d’une drôle de ville, quelque chose comme Lambaréné…
Lambaréné ? Malko n’avait pas été au Gabon depuis un siècle. Il allait envoyer promener Krisantem quand le Turc précisa :
— Il dit que c’est très important. C’est un Américain.
Soudain, Malko eut une illumination. Ce n’était pas Lambaréné, mais Gaborone. Et celui qui l’appelait était sûrement Richard Francis, le chef de station de la CIA à Gaborone.
Il descendit jusqu’à la bibliothèque où il prit la communication, mauvaise d’ailleurs. C’était bien Richard Francis. L’Américain le salua et dit :
— J’ai rencontré avant-hier mon homologue Popov. Vous voyez qui je veux dire ? Viktor Gorbatchev, rezident du KGB à Gaborone.
— Oui, dit Malko. Et alors ?
— C’est bizarre, continua l’Américain, il m’a beaucoup parlé d’un homme que vous cherchiez à joindre, un certain Joe avec de grosses lunettes.
Joe Grodno, l’organisateur de la campagne de terreur en Afrique du Sud. Qui s’était échappé grâce aux Soviétiques.
— Continuez, dit Malko.
— Il m’a parlé d’une de ses manies. Il adore le château de Louis II de Bavière, Neuschwanstein… Chaque fois qu’il est en Europe il va le visiter.
— Ah bon !
Neuschwanstein se trouvait à trois cents kilomètres de Liezen, en Bavière, près de la frontière autrichienne.
— Il doit y aller ce week-end, semble-t-il, ajouta l’Américain.
— Merci de l’information, fit Malko, stupéfait.
— Alors, bonne chance.
Il raccrocha, perplexe. Pourquoi les Soviétiques balançaient-ils Joe Grodno ? Ou était-ce un nouveau piège ? De toute façon, certains de ses amis seraient heureux de vérifier cette information.
Vu du village de Neuschwanstein, le château du Roi Fou ressemblait à une construction de Walt Disney, se détachant sur les arêtes montagneuses couvertes de pins, dominant la plaine de Bavière.
Malko gara sa Mercedes 190 rouge de location dans le parking au pied des innombrablesGasthaus et sortit de la voiture. Il avait mis à peine une heure pour venir de Munich. Une foule dense de touristes se pressait dans les rues du petit village, comme à chaque week-end. Il partit à pied, vers l’embranchement menant au château, tenant à la main son attaché-case. Il n’avait pas parcouru cent mètres qu’un homme en canadienne bleue l’aborda et lui murmura :
— Ils sont en haut, sur la passerelle.
Une passerelle métallique surplombait le château, enjambait le torrent qui se jetait du haut de la montagne, dans une gorge profonde et encaissée. C’est de là qu’on faisait les meilleures photos de Neuschwanstein avec la plaine de Bavière en arrière-plan.