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On y accédait par un chemin zigzaguant entre les pins envahi par des hordes de touristes américains et allemands attaquant la pente abrupte en groupes compacts. Les plus riches empruntaient d’antiques fiacres à chevaux, qui pour la modique somme de deux marks vous hissaient dans des conditions de confort contestables jusqu’à la plate-forme d’observation. Malko continua à pied jusqu’à la station des fiacres. Là, un autre homme, un colonel des Services Spéciaux sud-africains, accompagné d’une femme, s’approcha de Malko.

— Ils viennent de monter, annonça-t-il. Il y a cinq minutes.

Plusieurs personnes attendaient un fiacre. Malko se faufila et grâce à un sourire parvint au premier rang, prenant place dans le premier fiacre en partance. L’attaché-case sur les genoux, il essaya de profiter de la vue superbe : la pente abrupte couverte de sapins, le torrent, ce château baroque hérissé de tourelles, inachevé, et au loin, quelques lambeaux de neige.

Ce n’est pas sans hésitation qu’il avait accepté cette mission. Au nom de Ferdi, Johanna, Carl et les autres, tous les jeunes commandos calcinés dans le Puma. Une action qui ne lui rapporterait pas un sou, c’était la condition sine qua non qu’il avait posée.

C’était une opération « hermétique ». Langley n’était pas au courant, le BND[42] non plus. Il avait réfléchi, et avait finalement dit « oui ».

Le « toc-toc » des sabots du cheval tirant le fiacre le berçait. Ils doublaient des touristes essoufflés, s’arrêtant pour contempler la vue splendide. Plus ils s’élevaient, plus les tourelles de Neuschwanstein se détachaient sur le ciel clair. Il regarda sur sa droite. La passerelle était noire de monde. Peu de gens avaient le courage de continuer plus loin, dans le sentier de montagne. Ils préféraient redescendre se réchauffer dans lesGasthaus.

Le fiacre ralentit, ils étaient arrivés au petit terre-plein où les chevaux faisaient demi-tour. Malko descendit et se mêla aux autres touristes. Une grande femme au visage ingrat le bouscula et lui jeta rapidement :

— Il est en train de filmer.

Encore une Sud-Af. C’est eux qui avaient monté l’embuscade depuis une semaine, passant au crible tous les hôtels de la région pour retrouver l’objectif. Ils ne sauraient probablement jamais pourquoi le KGB avait décidé de se débarrasser de Joe Grodno. Pas assez souple ? Trop indépendant ? Ou bien, estimaient-ils qu’il n’était pas contrôlable ? Le secret de cette décision se trouvait dans les archives de la place Dzerzinski, à Moscou.

Malko fit quelques pas de plus, respirant profondément. L’air était froid et chargé d’humidité.

Soudain il aperçut Joe Grodno. Le vieux Lituanien, caméra vissée à l’œil, était en train de filmer « son » château. Il tournait le dos à Malko et rien n’aurait pu le faire bouger, car les places étaient chères. Chacun n’avait droit qu’à quelques minutes.

Malko était en train d’observer sa cible quand une femme blonde portant un ensemble d’été sous un manteau prit le bras de Joe Grodno et se pencha pour lui dire quelque chose. Malko sentit une boule lui bloquer la gorge. Personne ne lui avait dit que la « cible » n’était pas seule.

Il n’eut pas le temps de réagir ou de se cacher. La femme blonde se retourna, pour une raison qu’il devait toujours ignorer. Malgré la perruque blonde, il reconnut immédiatement Gudrun Tindorf. Ses yeux bleus et froids balayèrent la foule et s’arrêtèrent sur Malko. Il lut dans ses yeux une vague perplexité, suivie d’une intense surprise. Alors, seulement, elle le fixa vraiment et il sut qu’elle l’avait reconnu. Cependant il n’y avait aucune trace de peur dans son regard. Simplement sa main glissa d’un geste naturel vers sa poche et y resta. Puis, avec le même calme, elle se retourna vers Joe Grodno et le prit par le bras. Elle dut le serrer très fort, car il se tourna aussitôt vers elle. Malko était trop loin pour entendre ce qu’elle lui dit. Le torrent se jetant dans la gorge faisait un bruit de fond qui étouffait les conversations. Grodno rentra sa caméra dans son étui, se dégagea de la balustrade calmement et se prépara à repartir.

Malko sut que c’était le moment. Il fit un pas de côté pour se trouver en face d’eux. Il n’était plus qu’à un mètre de l’Allemande, au milieu de la foule des touristes. D’une voix normale, il demanda :

— Vous vous souvenez de moi, Gudrun ?

Même les voisins proches ne purent l’entendre. Les lèvres de Gudrun se retroussèrent en une grimace de haine. Sa main commença à sortir de sa poche. L’index de Malko appuya alors légèrement sur la détente presque invisible qui émergeait de la poignée de son attaché-case. Il sentit dans son poignet les secousses des départs des projectiles de neuf millimètres tirés par le pistolet-mitrailleur équipé d’un silencieux contenu à l’intérieur. Il y avait trente-deux cartouches. Il les tira toutes, ne pouvant se fier à la précision de son tir. Joe Grodno recula et s’appuya à la rambarde comme s’il était pris d’un malaise.

Gudrun Tindorf, au contraire, fit un pas en avant, hoquetant pour trouver sa respiration. Du sang apparut à la commissure de ses lèvres et elle tomba sur les genoux. Personne n’avait rien entendu, tant le silencieux était efficace. La foule dense empêchait de voir vraiment ce qui s’était passé. Une femme poussa un cri en voyant l’Allemande couchée sur le côté. Joe Grodno, lui, était encore debout, accroché à la rambarde, le regard vitreux derrière ses grosses lunettes. Quelqu’un le remarqua et dit :

— Mon Dieu, regardez le vieux, il a un malaise !

Malko sentit une main se poser sur la sienne. La grosse femme au visage ingrat lui souriait. Il lâcha l’attaché-case et elle le prit, tournant les talons et s’engageant dans la pente. On s’était enfin aperçu de quelque chose d’anormal, mais personne ne savait que faire. Deux hommes se précipitèrent vers Joe Grodno et l’aidèrent à s’allonger sur le dos. L’un d’eux était Malko.

— Écartez-vous, dit-il. Il lui faut de l’air.

Disciplinés, les touristes allemands obéirent. Il ouvrit le manteau, cherchant le cœur, et tout de suite sa main fut poisseuse de sang. Il fouilla rapidement le Lituanien et, trouva ce qu’il voulait : un petit carnet rouge en loque qu’il fit disparaître dans le creux de sa main. Il se redressa et lança :

— Je vais chercher du secours, n’y touchez pas !

Personne ne lui barra le passage et il s’éloigna d’un pas rapide. Il lui fallut à peine cinq minutes pour arriver à la rue principale du village. La Mercedes rouge attendait au bas du sentier. Il y monta et démarra aussitôt. Il attendit un peu pour ouvrir le carnet. C’étaient des listes de noms, un peu partout dans le monde mais surtout en Afrique du Sud. Il le remit dans sa poche, essayant de se vider le cerveau. Il avait furieusement envie d’une grande vodka très glacée et d’une femme qui lui ferait merveilleusement bien l’amour. La mort était toujours une chose horrible. Malgré lui, il admirait le courage de Gudrun. Jusqu’à la dernière seconde elle s’était assumée.

Le téléphone sonna dans la bibliothèque du château de Liezen. Malko décrocha et entendit le bruit de fond caractéristique d’une communication longue distance.

— On vous parle de Pretoria, annonça une voix neutre. Le général George.

C’était le général sud-africain responsable du NSC.

— Nous venons d’arrêter le premier nom de votre liste, annonça l’officier. Un enseignant noir, formé par les soins de Gudrun Tindorf. Il se préparait à conduire une voiture bourrée d’explosifs en face de la sortie du collège de Mary Mount.

Lorsqu’il raccrocha, un peu plus tard, Malko demeura un long moment perdu dans ses pensées. Un jour, ce serait lui qui recevrait une rafale au moment où il s’y attendrait le moins.

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Services spéciaux allemands.