— Et par eux ? Ils ne savent rien ?
Ferdi eut un sourire amer.
— Leurs deux chefs étaient dans la Galant… On n’en a pas retrouvé assez pour remplir un carton à chaussures. Les seuls à connaître les vrais contacts. Ceux-ci sont venus les trouver de la part de l’ANC, d’après ce qu’ils ont dit à leurs complices. Ils étaient tranquilles. On leur avait dit qu’il fallait abandonner la voiture à cinq heures moins le quart. Sans leur parler de cette garce qui allait les faire sauter avec leur truc.
— Vous savez pourquoi ?
— Les responsables de l’opération voulaient se débarrasser d’eux, pour ne pas laisser de témoins. Ça ne les empêchera pas de retrouver toujours des strollies un peu fous qui risqueront leur peau pour mille rands… Même après cette expérience. Ils prétendront qu’il y a eu une fausse manœuvre…
— Et les explosifs ?
— Ce sont vos amis qui nous ont conduits sur leur piste. Ils venaient de Zambie, via le Botswana. Le courrier qui les a amenés a disparu dans la nature. Un Zoulou. Nous l’avons laissé filer pour ne pas donner l’alerte, afin de coincer tout le gang. C’est moi qui ai pris cette décision.
Nouveau silence. Malko se dit que si les menaces contenues dans le message étaient vraies, les Sud-Afs étaient mal partis.
Le chef de station de la CIA contemplait ses ongles d’un air pensif. On resservit du thé froid.
— Et, de votre côté, vous avez une idée ? demanda Ferdi.
— Pas pour le moment, fit Malko. Sinon de retourner à mon hôtel me reposer un peu.
Les Services sud-afs l’avaient mis auHoliday Inn et lui avait attribué une Ford Sierra flambant neuf louée chez Budget, d’un très beau bleu pastel. Pas vraiment discret pour une barbouze.
Le chef de station proposa aussitôt :
— Je serai ravi de vous emmener.
— Dans ce cas, c’est parfait, conclut Malko.
La réunion était terminée.
Ferdi garda la photo de Gudrun Tindorf. Ils refranchirent les grilles actionnées par la carte magnétique de Ferdi. Ce n’est qu’en émergeant dans Schubartstraat que John Barter tourna vers Malko un visage soucieux :
— Je me demande ce que vous allez faire ici. J’espérais qu’ils avaient au moins un début de piste. Ils semblent complètement perdus. Vous pensez que cette fille est encore en Afrique du Sud, malgré les risques que cela représente ?
— Étant donné la campagne de terreur qui se prépare, dit Malko, c’est possible. C’est une professionnelle de la vie clandestine, ne l’oubliez pas.
Ils roulaient dans Schoemanstraat presque déserte. La nuit commençait à tomber.
— Vous pourriez me rendre un service ? demanda Malko.
— Bien sûr.
— Prêtez-moi votre voiture.
L’Américain eut un regard surpris :
— Mais… vous en avez une !
— Exact. Mais je ne veux pas aller auHoliday Inn pour éviter d’être suivi.
Ils venaient de stopper à un feu rouge. L’Américain se tourna vers Malko, intrigué.
— Suivi ? Mais où voulez-vous aller ?
— Je n’ai pas tout dit à nos amis sud-afs, avoua Malko. Nous avons peur que leur désir de revanche ne leur brouille le cerveau.
— Vous avez une information sur cette Gudrun Tindorf ?
— Oui.
— Vous savez où la trouver ?
— Peut-être, si elle a été imprudente ou paresseuse.
— Mais qu’allez-vous faire ? demanda le chef de station, plein d’inquiétude. Vous n’avez pas l’intention de…
Il imaginait toujours les gens de la Division Action prêts à trucider la terre entière.
— Je ne lui ferai rien, promit Malko, mais en la surveillant, on peut sûrement remonter sur quelque chose d’intéressant. Ensuite, on mettra les Sud-Afs sur le coup. Ils ont été tellement traumatisés par ce qui est arrivé qu’ils sont capables de l’arrêter tout de suite si je leur apprends où elle se planque. En plus, rien n’est encore sûr. Je ne veux pas être ridicule, si mon tuyau est crevé.
— Et où est-elle ?
Malko eut un sourire contraint.
— Je ne suis pas autorisé à vous le dire. Vous pouvez vous arrêter ici ?
John Barter se gara au coin d’un complexe de sept cinémas.
— Je pense que vous n’aurez pas de mal à trouver un taxi, dit Malko. Vous pourrez récupérer votre voiture demain matin.
L’Américain ravala sa salive. C’était la règle du jeu.
— Vous êtes armé ?
— Non.
— Cette fille est dangereuse.
— Je sais.
Il se glissa à la place du conducteur et passa en « D ». La Buick démarra en douceur et la silhouette de John Barter, immobile sur le trottoir, fut avalée par l’obscurité.
La Buick filait à toute vitesse sur le N 1, le freeway reliant Pretoria à Jo’Burg. Ses phares éclairèrent un panneau indiquant « Soweto ». Depuis une semaine, les banlieues noires, les « township » comme les appelaient les Sud-Afs, étaient en ébullition. Des bandes de Noirs pillaient, incendiaient et tuaient, sans que la police parvienne à les contenir.
Quarante minutes plus tard, les gratte-ciel de Jo’Burg apparurent sur la gauche du freeway. On se serait cru aux USA. Sauf qu’on roulait à gauche.
Malko regarda son compteur : 155. De quoi faire frémir les policiers sud-afs à cheval sur le règlement. Il se demanda si Ferdi avait deviné sa vraie mission. William Casey, le patron de la CIA, était fou furieux, à la suite de la mort de ses deux agents. Le palmarès de la terroriste allemande, reconstitué d’après l’enquête de la Company était éloquent : une douzaine d’agents américains, israéliens, allemands, froidement exécutés, plus quelques autres broutilles. L’Allemande ne semblait plus motivée politiquement, bien qu’elle ne travaille que pour des commanditaires de gauche. Différents groupes l’utilisaient à tour de rôle, pour des missions ponctuelles et dangereuses. Toujours pour de l’argent.
Gudrun était d’une habileté diabolique. Elle avait récemment glissé entre les doigts des Services hollandais après leur avoir tué un de leurs officiers d’une balle en plein cœur. Ce sont eux qui avaient renseigné la CIA. Grâce à un tuyau récent, ils avaient retrouvé une planque de Gudrun, près de Utrecht, en Hollande, et l’avaient visitée discrètement. Une fille, maîtresse occasionnelle de l’Allemande, y vivait seule. Dans la boîte aux lettres, les Hollandais avaient trouvé une lettre adressée à celle qui vivait là : écrite par Gudrun sur papier à en-tête de l’hôtelCarlton à Johannesburg !
Renseignement de première importance.
Seulement, les Hollandais ne voulaient pas collaborer avec les Sud-Afs. Ils avaient gardé l’information sous le coude pour finalement la donner au chef de poste de La Haye qui avait aussitôt transmis à Langley…
D’où le voyage de Malko en Afrique du Sud avec une mission précise : « terminer Gudrun Tindorf avec un extrême préjudice ». Ce qui, dans le jargon de la CIA, signifiait la liquider physiquement.
Malko n’appréciait pas vraiment ce genre de mission. Son intention secrète était de la livrer tout bonnement aux Sud-Afs, qui la pendraient haut et court. L’attentat de Church Street avait fait dix-huit morts et deux cents quatre-vingt blessés.
Il aperçut sur le freeway un panneau indiquant « Center » et s’engagea dans la rampe. Quelques instants plus tard, il roulait dans le centre de Jo’Burg, le long de Market Street. Cela ressemblait à New York. Le plus modeste building comportait quinze étages. Il tourna à droite et abandonna sa voiture au portier du Carlton, le plus grand hôtel de la ville.