Elle lui tenait la main. Elle avait la peau chaude et sèche.
« Tu te plais ? demanda-t-elle au bout d’un moment. Chez les Burack ? »
Travis haussa les épaules. « Ça va.
— Tu n’as pas l’air enthousiaste.
— Je n’ai pas vraiment le choix. Il faut bien que je loge quelque part.
— Tu gagnes de l’argent, à l’usine ?
— Un peu. »
Elle eut un sourire entendu. « Je parie que Creath Burack se garde presque tout pour le loyer. Je me trompe ?
— Il en prend une partie. J’arrive à en mettre un peu de côté. » Elle veut en venir quelque part, pensa-t-il.
« Et cette fille en haut ?
— Anna ? » Il haussa les épaules, mal à l’aise. « Je la vois à peine.
— C’est un grand mystère, tu sais. Tout le village parlait d’elle, à un moment. Et en parle encore parfois.
— Vraiment ? Elle est si discrète…
— Travis, c’est un crime majeur en soi. Mais il n’y a pas que ça. Bien sûr qu’elle est discrète. Personne ne sait d’où elle vient ni comment elle s’est retrouvée à Haute Montagne. Tout à coup, elle vivait chez les Burack, et voilà tout ce qu’on savait sur elle. Mais il y a eu des rumeurs. Un type appelé Grant Bevis, un homme marié qui vivait dans la maison voisine de celle de ta tante… a quitté vraiment très vite Haute Montagne peu après l’installation d’Anna Blaise. Anna accepte des travaux de couture à domicile mais ne se montre jamais au village. Elle ouvre parfois quand on sonne à la porte… ça doit être de cette manière qu’elle trouve tout son travail : les gens lui apportent leur couture juste pour pouvoir lui jeter un coup d’œil. » Nancy leva la tête vers un nuage solitaire. « Il paraît qu’elle est superbe.
— Tu ne l’as jamais vue ?
— Peut-être bien que si, peut-être bien que non. Tu la trouves belle, toi ?
— Oui, répondit Travis.
— Tu lui parles souvent ?
— Elle descend dîner avec nous. C’est surtout Creath qui parle. » Il s’allongea sur la couverture. « Je suis monté un jour lui proposer de l’aide à sa couture. Elle m’a répondu non, pas besoin. »
En réalité, il était resté un peu plus longtemps à essayer de bavarder. Assise sur le lit, Anna Blaise lui avait souri de manière encourageante mais en répondant par monosyllabes. Vêtue simplement d’un chemisier et d’une jupe banale, elle semblait encore plus séduisante, d’une beauté presque dévastatrice, souple, pâle et tranquille, comme une statue de porcelaine… et Travis s’était forcé à ressortir de la pièce pour ne pas s’asseoir à côté d’elle sur le lit et se mettre à l’embrasser. Il avait la certitude qu’elle ne l’aurait pas repoussé. Il aurait pu faire tout ce qu’il voulait. Après tout, elle ne repoussait pas Creath.
Et il ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi, pourquoi ? Comment pouvait-elle se compromettre ainsi, et pourquoi semblait-elle malgré tout si pure ?
Un mystère, avait dit Nancy. En effet.
Mais il ne pouvait rien lui raconter de tout cela.
« Elle te plaît », affirma Nancy.
Il serra sa main dans la sienne. « C’est toi qui me plais.
— Je ne crois pas à l’amour monogamique, dit-elle d’un ton désinvolte. Ça te choque, Travis ? Je pense qu’on peut aimer plus d’une personne à la fois. Y compris sur le plan sexuel. Je crois que… »
Il lui toucha la joue et l’embrassa.
Elle rapprocha son corps du sien.
Ils s’embrassèrent jusqu’à ce que le soleil se couche et que l’obscurité se referme autour d’eux. Travis se mit alors à la caresser, mémorisant le grain de sa peau sous la robe de coton, et cela aurait pu aller plus loin, cela aurait pu aller jusqu’à une consommation dont Travis n’avait jamais osé que rêver… si Nancy ne s’était soudain redressée, ses yeux écarquillés brillant dans les dernières lueurs du jour, pour lancer : « Travis ! Il y a quelqu’un ! »
« Tu viens te balader, Nancy ? »
Greg Morrow. Nancy distingua sa silhouette devant le ciel, grand, les bras fourmillant de poils noirs, le visage anguleux dans l’ombre. Il se pencha en avant d’un air menaçant. Et une autre forme se profilait derrière lui, un des copains de Greg, un illettré du nom de Kluger employé comme ouvrier à la minoterie.
À côté d’elle, Travis se releva très lentement. Nancy se sentit soudain l’estomac plombé de peur pour lui.
Elle dit néanmoins : « Non, merci, Greg, je n’ai pas envie de me balader. Tu n’aurais pas dû me suivre. »
Greg s’approcha, les hanches en avant, les mains ballantes le long du corps.
« Simple curiosité, dit-il. Je voulais juste savoir ce que faisait Mademoiselle Trop-Bien-Pour-Moi. Mademoiselle la pétasse qui se prend pour une princesse. » Il cracha aux pieds de Travis. « On se roule dans le foin avec un garçon de ferme, un bouseux. Bien, bien, bien. »
Elle se leva. Dire qu’il y a un instant, pensa-t-elle ahurie, tout était si parfait… « Va-t’en, Greg.
— Non », répondit-il, d’un murmure hostile, insinuant. « Je veux que tu viennes te balader avec moi. »
Travis fit un pas en avant. Mais Greg était rapide, terriblement rapide : elle vit son poing jaillir comme un piston et l’entendit percuter le visage de Travis.
Le jeune homme recula en titubant. Elle leva les yeux vers lui et vit du sang autour de sa bouche. Les yeux fermés, il s’affaissa contre le bois de la cabane.
« Fils de pute », dit-elle.
Greg rit. « Salope malpolie », répliqua-t-il, triomphant. « Amène-toi, salope. » Son ami s’approcha aussi.
Greg tendit la main vers elle. Elle recula contre la paroi de la cabane, près de Travis. Son cœur battait à tout rompre et les larmes qui lui venaient aux yeux l’aveuglaient presque totalement. Mais je me battrai, pensa-t-elle. Il ne m’aura pas sans combattre.
Greg s’avança à nouveau et agrippa soudain le poignet de la jeune fille… et alors, si vite qu’elle mit un peu de temps à comprendre ce qui s’était passé, Travis abattit le poing sur la tempe de Greg tandis que du pied, il écrasait l’entrejambe graisseux du jean de son adversaire.
Maladroit, se dit Nancy, mais terriblement efficace. Greg recula en vacillant puis tomba à terre, les mains sur son sexe, en criant « Putain ! Putain ! Putain ! » si fort qu’elle crut que tout le village allait l’entendre.
Travis se tourna vers Kluger… mais celui-ci, la bouche en un O stupéfait, se contenta de reculer et de remettre Greg sur ses pieds.
Elle regarda Travis en pensant : combien de fois a-t-il eu à faire cela ?
Il avait les yeux dilatés, le regard vide. Qu’il fixa sur Greg et Kluger. Le visage écarlate, Greg se redressa comme s’il voulait rester se battre, mais Kluger lui murmura quelques mots à l’oreille et Greg hocha la tête en reculant. Ce fut terminé aussi vite que cela. Greg cria encore une fois dans les ténèbres, une insulte ou une menace – Nancy ne comprit pas – puis il y eut le bruit de la Ford T de Greg cahotant sur une route secondaire en direction de L’Éperon.
« Ils sont partis », souffla-t-elle.