Elle sentit Travis se détendre près d’elle.
« Tu es blessé, dit-elle. Laisse-moi t’aider, Travis. » Elle le prit par la main. « S’il te plaît. »
Elle lui fit traverser le champ obscur, descendre la légère pente menant à la Fresnel jusqu’à un endroit tranquille qu’elle connaissait, un endroit où poussait un bosquet de saules blancs. La rivière avait baissé pendant la saison sèche, mais elle prit la main de Travis et le guida vers deux larges rochers plats jusqu’à ce qu’ils se retrouvent entourés d’eau. « Agenouille-toi », dit-elle.
Il s’accroupit au bord du rocher.
Elle recueillit de l’eau fraîche de la rivière au creux de ses mains et lui lava la bouche avec. Les dents ne semblaient pas touchées. Tant mieux.
Le sang de Travis lui coula dans la main et elle lui sécha la bouche avec l’ourlet de sa robe. Elle fit de son mieux, puis s’assit jambes croisées sur le rocher, la tête du jeune homme sur ses genoux. Il respirait mieux, désormais. Les premières étoiles faisaient leur apparition.
« Voilà ce que cela veut dire », articula-t-il d’une voix pâteuse.
Elle le regarda, les sourcils froncés. « Pardon ?
— Tu l’as laissé te baiser ? » demanda-t-il.
La question était vulgaire, mais elle y répondit sérieusement. « Non. Il voulait, moi, non. C’est pour ça qu’il est furieux contre moi. »
Travis hocha la tête, sembla réfléchir à cette information.
« Voilà ce que cela veut dire, finit-il par répéter. D’être un “inadapté”.
— Oh, fit-elle.
— Ce n’est pas drôle.
— Ils sont partis, maintenant, Travis.
— Parfois, on gagne. En général, c’est eux. Ils sont plus nombreux. »
Elle le berça. Posa la main sur son front. « Grands dieux. Ce n’est pas une nouveauté pour toi, n’est-ce pas ?
— Non, reconnut-il.
— Mais qu’est-ce que tu étais ? » Elle lui caressa les cheveux. « Qu’as-tu bien pu faire ? »
Il ne répondit pas.
« C’était à propos de ta mère ? » demanda-t-elle.
Elle crut d’abord qu’il ne répondrait pas. Mais, doucement, il finit par dire : « Tout le monde le savait. » Il inspira. « J’ai dû être le dernier à le savoir. Bizarre, hein ? D’être si proche d’elle sans savoir que… sans même le soupçonner ? »
Il se redressa face à l’obscurité. Elle eut du mal à l’entendre dans le bruit de la rivière.
« On n’avait pas d’argent. Ça, je le savais. On avait des emprunts sur la propriété à rembourser. Tous les ans, on se retrouvait un peu plus endettés. Je le savais aussi. Mais l’autre chose… » Il prit la main de Nancy, d’une poigne ferme à faire peur. « Je pensais que c’était ses amis, ses amis hommes, comme elle les appelait, et bien sûr, des fois, ils venaient à la maison, ils restaient même toute la nuit… mais je ne savais pas… je n’étais qu’un gamin… je ne savais pas qu’ils payaient… »
Alors elle le serra contre elle, parce qu’il n’arrivait plus à contenir ses larmes et qu’une fraîcheur était montée de la rivière.
4
Travis pensait souvent à Nancy Wilcox. Mais ses pensées se tournaient presque aussi fréquemment vers Anna Blaise, vers ce que Nancy appelait « le mystère ».
Un soir, Creath le laissa emprunter sa Model A (après lui avoir fait promettre de revenir avec le réservoir plein… alors que Travis le trouva aux trois quarts vide quand il prit le volant), et il alla chercher Nancy avec au Times Square. Ils s’éloignèrent à bonne distance du village, roulant pour mettre des kilomètres derrière eux tandis que Nancy regardait défiler la route avec une espèce d’enthousiasme émerveillé. « On dirait qu’on vole, confia-t-elle. J’aimerais tant qu’on puisse continuer sans jamais s’arrêter. »
Septembre avait déjà une semaine. Un vent frais et parfumé lui repoussait les cheveux. Arrivés à cinquante ou soixante kilomètres de Haute Montagne, Travis quitta la route pour s’arrêter sous un bosquet de chênes à gros fruits. On ne voyait passer personne sur la route et les étoiles semblaient briller de mille feux. Ils avaient échappé à l’atmosphère du village, et Travis se sentit moins oppressé.
« Tu as revu Anna ? » s’enquit Nancy.
Il s’attendait à la question. Elle s’intéressait désormais presque autant à Anna que lui. Elle est comme nous, avait-elle dit la semaine précédente, qu’elle le sache ou pas. Une paria. C’est comme s’il existait un lien entre nous trois.
« Pas plus que d’habitude », répondit-il.
Nancy hocha la tête. « J’aimerais la rencontrer, un jour.
— Je ne sais pas si je peux arranger ça.
— Tu ne crois pas qu’elle viendrait ? Ou tu ne veux pas lui demander ?
— Je ne pense pas que Creath la laisserait faire.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Il hésita. Puis se dit : eh bien, pourquoi ne pas lui raconter ? Il en était venu à faire bien davantage confiance à Nancy qu’à Creath ou à sa tante Liza. Il estimait que s’il devait sa loyauté à quelqu’un, c’était à elle.
« C’est Creath. Il se sert d’elle. Et je pense qu’il a peur que quelqu’un le découvre. »
Il lui expliqua les visites nocturnes dans le grenier.
Nancy ouvrit de grands yeux, puis parut songeuse. Elle se mit les mains derrière la tête, qu’elle tourna vers la voûte des chênes. « La princesse dans la tour, dit-elle tout bas. Elle est prisonnière.
— Elle le laisse faire sans discuter.
— Peu importe. Il la fait peut-être chanter. Ou bien il la menace. » Elle secoua la tête. « Mon Dieu ! Ce type ne m’a jamais plu. De là à imaginer…
— On ne sait toujours pas pourquoi elle est là. Ni d’où elle vient.
— Découvre-le », dit Nancy, les traits empreints d’une détermination nouvelle. Ses yeux semblèrent luire dans le noir. « Elle est prisonnière. Nous le savons. Et… Tu sais quoi, Travis ? Peut-être qu’on peut la délivrer. »
Il rentra tard, gara soigneusement la camionnette, monta dans sa chambre où il sombra aussitôt dans un demi-sommeil hébété. D’où le tira un bruit de pas.
On était vendredi soir – ou plutôt samedi matin, à son avis –, au plus profond de l’arrière-pays séparant minuit de l’aube. Travis ne s’éveilla pas tout à fait. Il sentit la maison soupirer et remuer, le vent parler dans les conduits de cheminée. En ce début septembre, les jours étaient aussi chauds et aussi secs que jamais, mais les nuits apportaient un certain soulagement, quand des vents rafraîchis par la lune parcouraient les prés. Il serra davantage le drap sur ses épaules et inspira en frémissant une grande goulée d’air. Le sommeil ne lui échappait que d’un cheveu. Mais le bruit de pas se fit à nouveau entendre, cette fois juste derrière sa porte.
Creath, se désola-t-il intérieurement, et une angoisse insupportable l’envahit un instant. Il était tard, il faisait nuit et Travis se sentait miné, impuissant. Mais un instant, se dit-il. Le bruit de pas se poursuivit. Légers, délicats, presque inaudibles. Il ne les aurait pas entendus s’ils n’avaient pas hésité dans leur rythme juste devant sa porte.
Ce n’était pas Creath. Anna, donc. Et les pas descendaient les escaliers.
Il se redressa lentement. Le drap tomba.
De longues secondes s’écoulèrent. Puis il entendit le loquet de l’entrée grincer, la contre-porte s’écarter et revenir.