Sa chambre était plongée dans l’obscurité. Il alla nu à la fenêtre, dont il souleva le châssis de deux ou trois centimètres.
Anna Blaise apparut sur l’allée.
Elle portait un chemisier d’été et une jupe. La première pensée de Travis fut : elle doit avoir froid. Le vent lui ébouriffait les cheveux. Ses yeux, dans l’ombre, semblaient refléter l’obscurité du ciel nocturne. Elle hésita un instant sur le trottoir, la tête pivotant dans les deux sens avec une fluidité irréelle, comme celle d’un chien de chasse à la recherche d’une piste, se dit Travis. Elle leva brièvement la tête vers la fenêtre. Son regard resta un instant posé dessus, même si elle ne pouvait pas avoir vu Travis. Celui-ci retint sa respiration. Puis, lentement, très lentement, elle se mit en marche vers l’ouest, dans l’ombre noire des érables de DeVille.
Il n’hésita pas longtemps. Il se précipita dans son pantalon, laça ses chaussures, boutonna une chemise de travail en coton écru. Il descendit les marches avec autant de discrétion que possible, mais dans sa hâte, étant plus lourd et plus maladroit qu’Anna, il ne put éviter de faire du bruit. Il se cogna le genou contre un pilastre sur le palier obscur et réprima un juron.
« Travis ? »
La voix de Liza Burack déchira le silence.
« Travis, c’est toi ? »
Il se figea.
Il n’avait pas réussi à dépasser la chambre de sa tante.
Elle l’emmena en bas dans le salon. Il y faisait noir, mais elle ne se soucia pas des interrupteurs. Dans sa chemise de nuit et sa robe de chambre, elle parut à Travis une espèce d’amphibien, grossièrement recouvert d’étoffe, surpris au milieu d’une transformation innommable. Son double menton se déversait sur un col en dentelle, ses dents étaient restées dans un verre à l’étage, son visage n’exprimait rien. Dieu du ciel, pensa Travis, il faut que je parte d’ici… Anna !
Mais sa tante lui dit : « Elle n’est pas pour toi, Travis, tu sais », avec une telle sérénité et un tel calme qu’il se demanda si elle lisait dans ses pensées.
« Non, continua-t-elle avant qu’il puisse répondre. Inutile d’expliquer. Je sais ce qui se passe dans l’esprit d’un homme au sujet de cette femme. » Elle soupira. Elle s’était installée dans le fauteuil de Creath, la tête penchée en une attitude de cynisme insondable et glacé. Liza observa son neveu pendant quelques secondes égrenées par la pendule. « Tu n’es pas le seul. Tu le savais ? Ah oui. Il y a eu ce Grant Bevis. Un homme marié, respectable, propriétaire de cette quincaillerie sur Beaumont. Il venait fouiner par ici, fricoter avec Anna. Sa femme est partie. Avec les enfants. Mais il a continué à venir. » Elle eut un sourire pincé. « Il a quitté Haute Montagne quand je l’ai menacé de le dénoncer devant toute l’église. Mais il continue à lui écrire. Ses lettres sont chaque fois oblitérées à un endroit différent. Et elles se ressemblent toutes. Elles parlent de l’“amour éternel” qu’il lui voue. L’amour ! Comme si c’était une histoire d’amour ! » Son sourire s’évanouit. « Et il y a Creath, bien sûr. J’imagine que tu le sais. Ne secoue pas la tête ! La maison est petite. On ne peut pas vraiment se dissimuler nos secrets les uns aux autres. Creath croit peut-être que si. Il s’est peut-être persuadé que si. Pourtant, c’est impossible. J’ai le sommeil léger, Travis. Je sais quand il va la retrouver. Je le sais…
— Si tu sais, murmura Travis, alors pourquoi ?…
— Pourquoi rester avec lui ? Pourquoi rester ici dans cette maison ? » Elle rit soudain, un hennissement strident, Travis craignit qu’il réveille et fasse descendre Creath. « M’accrocher à mes droits, comme la femme de Bevis ? Cela ne l’a menée nulle part, tu sais. Elle s’est retrouvée toute seule avec des enfants à élever dans un monde peu accueillant pour les bouches affamées. On fait vœu d’amour, d’honneur et d’obéissance. L’amour disparaît peut-être. L’honneur peut-être même aussi. Mais il y a cette troisième promesse. Je peux sauver cela de mon mariage. Je peux obéir. »
Elle sera partie, maintenant, se dit Travis. Partie je ne sais où.
« Elle voit en lui, continuait Liza. Elle croit arriver à me le cacher, mais je le sais. Je le sais. Il y a quelque chose en Creath qui est attiré par elle. Un reste de son enfance. Quelque chose de stupide et d’imprudent en lui. » Elle ajouta dans un murmure : « Je connais cette partie de sa personnalité. À une époque, il me regardait de cette manière-là. De la manière dont il la regarde. Mais c’était il y a longtemps. Il y a bien des années, Travis. Des années révolues. Elle n’a pas le droit.
— Qui est-elle, tante Liza ?
— Je n’en sais rien. » Ce souvenir la fit soupirer à nouveau, comme si elle n’était pas vraiment réveillée. Sa voix prit de la distance. « C’est Creath. Bizarrement. Il ne s’arrête jamais pour les auto-stoppeurs ou les clochards. On revenait de chez ta mère… notre dernière visite, quand il est devenu évident que nous ne pourrions plus jamais aller la voir. Il était tard, minuit passé, et nous roulions vers Haute Montagne, il n’y avait personne sur la route, et Creath était fatigué de conduire. Tout à coup, on a vu cette femme. Debout sur le sable au bord de la route. Juste debout. Sans lever le pouce. Sans rien faire. Debout. Et… Travis, elle n’avait pas le moindre vêtement sur elle. Incroyable, non ? Une femme nue au bord de la route, aussi blanche qu’une statue au clair de lune ? » Elle gloussa. « Je me suis dit qu’il avait dû y avoir un accident. J’allais insister pour que Creath s’arrête… mais il avait déjà ralenti, il a stoppé avant que je puisse le lui demander. “Prends une couverture, qu’il m’a dit. Il y en a une dans le coffre.” J’ai obéi. J’ai mis la couverture sur les épaules de la fille. Creath la regardait juste, on aurait dit un homme ayant soudain perdu la vue… et elle le regardait, lui. Je lui ai mis sur les épaules cette vieille couverture en laine et je l’ai guidée jusqu’à la voiture. Nous… nous l’avons ramenée à la maison. »
Elle inspira et expira, ce qui fit un bruit de papier. Travis avait – presque – oublié qu’il voulait suivre Anna. Il ne quittait désormais plus Liza des yeux, regardait son visage rond et pâle dans la vague lumière qui filtrait de la rue par les rideaux en dentelle.
« Je ne sais pas ce que c’est ! chuchota-t-elle. Vraiment pas ! Son apparence, peut-être. Quelque chose dans son regard. Quelque chose dans son odeur naturelle. Elle fait quelque chose aux hommes… elle les prive de leurs défenses. Ils vont la voir. Et elle… elle…
— Tante Liza, dit Travis d’un ton apaisant.
— Non ! » Sa voix était redevenue stridente. « Ne me console pas, Travis Fisher ! Ne te crois pas supérieur à moi… ou à Creath ! » Elle remonta ses lunettes sur son nez, ce qui sembla lui grossir soudain les yeux. « Ne me fais pas croire que tu ne descendais pas pour la suivre, pour la suivre là où elle va par ces nuits au clair de lune ! À un endroit déplaisant. Toi et la petite Wilcox vous entendez bien, pas vrai ? N’empêche que tu es là. À courir après cette vilaine créature. »
Travis trouva l’accusation injuste, mais ne put néanmoins s’empêcher de ressentir une culpabilité passagère. Ses joues le brûlèrent.
« Travis, écoute-moi. J’ai grandi avec ta mère. Pour moi, elle a toujours été Mary-Jane, ma petite sœur. Je vivais avec elle, je l’ai vue mal tourner. Pas aussi mal qu’elle a fini. Mais mauvaise à l’intérieur. Pourrie jusqu’à la moelle, comme disait maman. Mauvaise comme une dent gâtée. Elle ne faisait pas ce qu’on lui disait. Prenait plaisir à vous contrarier. Et de sa propre et vicieuse effronterie. Nous l’avons mise en garde contre cet homme qui est devenu ton père, oh que oui. Il n’a ni racines ni sincérité, maman lui a dit. Mary-Jane, on lui a dit, ne gâche pas ta vie avec lui. Mais elle l’a fait. Elle s’est enfuie dans l’ouest. Et il l’a quittée. L’a laissée avec des dents en moins rapport à toutes les fois où il avait trop bu… l’a abandonnée avec toi à nourrir. Elle aurait pu revenir à la maison n’importe quand. Elle aurait pu ! Mais le voulait-elle ? Non ! Pas Mary-Jane. Tout plutôt qu’admettre la défaite. »