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Travis se tortilla sur le canapé.

« Tu as cet héritage », dit tante Liza, le regard flamboyant. « Il faut que tu en aies conscience, Travis. Sache-le, ou tu en souffriras. Tu as la colère aveugle de ton père et les passions stupides de ta mère. Laisse cette femme tranquille ! Elle n’est rien que tu connaisses ou comprennes. Tu n’as pas besoin d’elle… quoi que puisse te dire ton corps. » Il répondit d’une voix éteinte : « Tante Liza, je…

— Remonte, maintenant. » Elle s’affaissa contre le dossier du fauteuil, comme si elle avait épuisé les réserves d’énergie qui la soutenaient. « Va dormir et ne parle pas à Creath de notre discussion. »

La piste était froide, Anna, partie. Il remonta, abasourdi.

Il s’endormit presque aussitôt… et il dormait encore dans l’heure précédant l’aube, quand Anna Blaise rentra sans bruit dans la maison, un feu bleu et froid courant comme un éclair diffus sur son corps.

Le vendredi suivant, il conduisit à nouveau Nancy dans le bosquet de chênes à l’extérieur de Haute Montagne. La prairie s’étalait autour d’eux, champs de céréales attendant en chuchotant une maigre récolte. Une fois le moteur de la vieille camionnette Ford coupé, entourés du crissement des sauterelles, ils auraient pu se croire à des milliers de kilomètres de chez eux.

Ce n’était pas une soirée comme les autres, dans l’esprit de Travis. Il sentait Nancy empreinte d’une extravagance particulière. Elle lui jetait un coup d’œil, puis détournait la tête avant de le regarder à nouveau. Et quand il croisait son regard, il voyait des yeux très bleus et très grands ouverts.

Travis se sentait quant à lui victime d’une excitation sans but. La chaleur de Nancy à côté de lui sur la banquette bosselée de la Ford provoquait chez lui une érection persistante et douloureuse. Il la désirait tellement que ses jointures blanchissaient sur le volant.

Il supposait que cela s’expliquait. Il avait trouvé son rythme à la fabrique de glace, et les jours passaient assez vite – plus vite que les nuits. Mais souvent, il s’interrompait dans sa tâche, secouait la tête comme quelqu’un qui sort d’un rêve, et une profonde panique l’envahissait. Il s’imaginait vieillir à Haute Montagne, engraisser et devenir peu à peu cruel, prendre les formes de Creath Burack comme du caoutchouc déversé dans un moule d’acier. À ces moments-là, il avait le sentiment de devoir repousser les barrières qui le confinaient… les repousser, ou devenir fou.

Il présumait que Nancy se sentait aussi comme cela. Elle repoussait les barrières depuis longtemps. Cela les liait.

Il arrêta la Model A et ils montèrent s’installer sur le plateau de la camionnette, se servant de sacs en toile vides comme oreillers. Travis toucha doucement la jeune fille. Elle aussi est inquiète, se dit-il. Elle veut toucher. Repousser les murs. Mais elle alluma une cigarette d’une main tremblante et secoua l’allumette dans le noir. Ses lèvres tremblaient lorsqu’elle souffla la fumée. « Parle-moi d’Anna. »

Il lui raconta ce qu’il y avait à raconter. Cela lui changea même les idées un moment, le souvenir de Liza et de la promenade nocturne d’Anna remontant en lui comme un courant marin glacé.

« Bizarre, chuchota Nancy.

— Extrêmement bizarre, convint Travis.

— De toute évidence, elle a plus que jamais besoin de notre aide.

— Elle ne l’a pas demandée. »

Elle le regarda, le nez derrière le bout rougeoyant de sa cigarette. « Tu penses que je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

— Non, je…

— Mais si. Admets-le.

— Non. Mais tu vas peut-être trop vite. Souviens-toi, Nance, on ne sait toujours rien sur cette fille. Creath l’a trouvée toute nue sur la route et l’a emmenée. C’était peut-être ce qu’elle voulait. Peut-être la situation actuelle lui convient-elle. »

Nancy remua dans l’ombre à l’arrière de la camionnette, puisant dans sa mémoire d’un air songeur.

« Avant que je décroche ce boulot au restaurant, dit-elle, j’allais lui apporter de la couture. C’est maman qui m’envoyait. J’ai vu cette fille, Travis. Je l’ai vue de près. Je l’ai regardée dans les yeux. »

Il hocha la tête. « Moi aussi.

— Vraiment ? Et tu peux me dire là comme ça que si ça se trouve, elle aime ce qu’elle fait ? »

Eh bien, non, il ne pouvait pas, pas en restant sincère. Le désespoir couvait comme un feu en Anna Blaise, on ne pouvait s’y tromper. Mais il dit : « On ne sait pas tout.

— Évidemment. C’est pour ça qu’il faut qu’on découvre le reste.

— Comment ?

— Parle-lui. Suis-la. » Elle souffla un nuage de fumée, jeta son mégot sur la chaussée, petit arc de cercle cométaire. « Vois où elle va. »

Elle avait forcément compris que Travis se sentait attiré par Anna. Travis mentait très mal. Et pourtant, se dit-il, elle est capable d’une suggestion pareille.

C’est peut-être sa manière de me tester, pensa-t-il. Ou de se tester elle-même.

Il pensa à ce qu’elle avait dit le mois dernier au milieu des fraises des bois : je pense qu’on peut aimer plus d’une personne à la fois…

« Les nuits se font fraîches », dit-elle soudain. Le train roulant vers l’ouest gémit dans le lointain. Travis se pressa contre Nancy, l’entoura d’un bras protecteur. Sa robe de coton semblait de la soie sous sa grande main. Elle se tourna vers lui, ils s’embrassèrent, et l’insistance qu’il sentit dans ce baiser lui fit comprendre que ce soir-là, elle avait décidé d’aller jusqu’au bout avec lui.

Il caressa ses petits seins parfaits. Au bout d’un moment, sa main remonta sous la robe. Il était presque fébrile de désir, et lorsqu’elle s’allongea sur les sacs en toile et qu’il entra en elle, le plaisir fut comme une décharge électrique. Il ne tarda pas à jouir. Nancy frissonna sous lui et il réalisa, avec une stupéfaction distante, qu’elle avait dû arriver à une satisfaction équivalente. À bout de souffle, il lui dit qu’il l’aimait.

Il l’aimait peut-être. Ce n’était pas un mensonge : elle s’en serait aperçue. Mais il en était beaucoup moins certain qu’il l’avait semblé en le disant.

Le doute s’était insinué en lui alors même qu’il lui faisait l’amour. Il l’aimait, tout au moins, pour ce qu’ils avaient fait ensemble, mais même ceci se retrouvait compromis : cela avait été trop facile, selon lui, elle s’était offerte trop facilement. Les femmes ne devraient pas faire cela. Il détourna le regard tandis qu’elle rajustait ses vêtements. Ce qui le dérangeait, ce qu’il avait du mal à admettre, y compris en lui-même, était que le visage apparu soudain dans son esprit au moment de l’orgasme n’était pas celui de Nancy, mais celui d’Anna : sa pâle peau de porcelaine, ses énormes yeux sombres, bafoués mais distants, sa pureté étrangement irréfutable brûlant comme un feu en lui.

5

Septembre continua à s’écouler au ralenti, les cris des trains acquérant cette mélancolie particulière à l’automne, et Liza Burack crut tout d’abord avoir contribué au salut du fils de sa sœur.