Ils se trouvaient dans une très mauvaise passe financière. Deacon leur avait procuré nourriture, café et alcool de contrebande grâce à sa petite réserve d’argent, mais il en avait dépensé l’essentiel et perdu le reste l’avant-veille dans une partie de dés entre vagabonds. « Ce n’est pas grave, lança-t-il d’un ton jovial. Je suis à l’argent ce qu’une passoire est à l’eau. Tout va bien. Il faut dominer l’argent, sinon c’est lui qui vous domine. Je suis un homme libre, nom de Dieu, libre. Comme nous tous. Deacon, Archie et L’Os. Libres. »
Archie dit très bien, mais comment allait-on trouver de quoi acheter à manger ?
« L’argent, ça se trouve toujours, répondit Deacon. Même dans les moments difficiles. Je me souviens, en 1914… »
Mais L’Os sourit d’un air vague et regarda le ciel. Deacon se « souvenait » souvent, et rarement pour une raison précise. Dans l’esprit de L’Os, son bavardage se réduisit à un bourdonnement, aussi soporifique et aussi significatif que celui des insectes. Le ciel dans cette région à damiers était bleu pastel, sans nuages et d’une profondeur insondable. L’Os marchait, les pensées éteintes. Le temps passa.
Ils avançaient désormais depuis un bon moment sur cette route et le crépuscule ne se trouvait plus qu’à quelques heures. L’Os avait horriblement faim. Il sentit l’Appel en lui, tenace et profond, mais il se savait capable de l’ignorer un certain temps. Toutes ces exigences physiques ordinaires, la faim, la douleur, l’Appel, pouvaient être refoulées. Un certain temps.
Deacon montra le silo à céréales sur l’horizon. « On va arriver dans une ville. On y trouvera peut-être à manger.
— Hum », fit Archie d’un ton découragé.
Deacon secoua la tête. « Doute, dit-il. Doute et négativisme.
— Qu’est-ce que tu crois, répliqua Archie, qu’ils vont se précipiter vers nous avec de la nourriture ? La multiplier, peut-être, comme le pain et le poisson ?
— Ne fais pas le malin. Ferme-la et suis-moi. »
Un ordre trop impérieux pour qu’on y désobéisse.
Archie suivit Deacon, et L’Os leur emboîta le pas.
C’était un village. Avec un carrefour, un grossiste en aliments pour animaux, un bureau de poste à côté d’un dépôt de charbon, deux rues transversales plantées de maisons à bardeaux et un silo qui se dressait abruptement et en silence dans les flots de soleil. La grand-rue était quasiment vide. L’Os s’en réjouit : il n’aimait pas attirer l’attention (cela avait trop souvent des conséquences sinistres) et avait appris à éviter les endroits de ce genre. Ainsi que les endroits comme celui où Deacon semblait les mener, c’est-à-dire le bureau du shérif… la prison.
Archie ralentit. « J’ai faim, reconnut-il, mais je ne suis pas sûr d’avoir faim à ce point.
— On ne sait jamais, répondit Deacon. Des fois, dans des endroits comme celui-là, on vous chasse. D’autres, on vous offre le gîte. Voire le couvert. J’ai été aussi souvent nourri que battu en prison. Il est peu probable qu’un village aussi tranquille nous accuse de vagabondage… Pas si on promet de partir au matin. »
L’Os se contenta de hausser les épaules. Les disputes entre Archie et Deacon le rendaient nerveux : les conflits étaient difficiles à comprendre et la colère flottait comme un poison dans l’air immobile. L’Os avait, lui aussi, été battu en prison : les prisons l’effrayaient. Mais, tout comme Archie, il acquiesça : quand Deacon s’était mis une idée en tête, il ne se montrait pas moins implacable qu’une force de la nature.
Ils pénétrèrent dans le bâtiment de bois où Deacon s’adressa au flic de service, un petit homme en uniforme marron triste. « On veut juste passer la nuit », précisa-t-il. Il le dit deux fois, d’une voix bizarrement obséquieuse et servile. Le petit homme les regarda un moment avant de hocher la tête d’un air las et de les conduire dans une cellule. Une cellule minuscule et vide, que meublaient deux couchettes superposées et un banc en bois. La fenêtre de la taille d’un timbre-poste montrait le ciel de plus en plus sombre. L’Os entra avec réticence, craignant le confinement. C’est pire qu’un fourgon, pensa-t-il, c’est comme utiliser le compartiment à glace vide d’un wagon réfrigérant, quand on dort sur le treillis métallique du plancher en priant pour que la trappe d’accès ne vous piège pas en retombant toute seule. Le flic referma la porte de la cellule et se retourna pour partir. La claustrophobie donna le vertige à L’Os. De sa voix servile, Deacon demanda s’il était possible d’avoir à manger, mais le flic se contenta de le regarder, de hausser les épaules et de s’éloigner.
« Eh bien, conclut Deacon, au moins on a un endroit où dormir. »
L’Os passa la nuit à frissonner par terre. Les eaux profondes du sommeil lui échappaient. Il erra dans les hauts-fonds pendant ce qui lui sembla un temps infini, ramené vers la conscience par sa faim ou par les impératifs moins spécifiques de l’Appel. Il somnola jusqu’à ce que le raclement de la porte de la cellule le réveille en plein. Il ouvrit alors les yeux en tournant la tête pour échapper à une colonne de soleil matinal.
Le flic se tenait dans la cellule près d’un grand type au teint hâlé et fronçait les sourcils d’impatience pendant que Deacon et Archie remuaient sur leurs matelas. L’inconnu restait impassible. Les paupières lourdes, L’Os s’assit avec méfiance en attendant que Deacon dise quelque chose, mais c’est le policier qui prit le premier la parole.
« Voici Paul Darcy, dit-il. Il a une ferme dans le coin. Si vous acceptez de travailler pour lui, il vous logera et vous nourrira. Sinon, vous pouvez dégager tout de suite. »
Deacon cligna des yeux sur la couchette supérieure. « Eh bien, cela me semble parfait. » Il dévoila ses dents jaunies. « Vous ne trouvez pas, Archie, L’Os ? »
Archie répondit penser que oui. L’Os hocha très légèrement la tête.
Paul Darcy hocha lui aussi la tête, mais sans sourire.
Darcy les conduisit dans son pick-up bringuebalant à la ferme, constituée d’une maison, d’une grange et d’un silo, avec un jardin et un ensemble de dépendances assiégées par les champs de blé. Ils descendirent de la camionnette et Darcy les mena jusqu’à une longue construction basse constituée d’une charpente et de bois de récupération, dans laquelle ils trouvèrent assez de couchettes et de matelas pour dix hommes.
« Vous dormirez là, leur annonça le fermier (et sa voix parut sèche à L’Os, comme le bruissement du blé en plus fort), si ça vous convient. On ne peut pas vous payer, mais on peut vous nourrir.
— Parfait, assura Deacon.
— Je vais vous apporter quelque chose, alors. »
L’Os sentit en ce Darcy un homme taciturne, mais pas vraiment hostile, et plutôt content de leur venue. Deacon et Archie testèrent les matelas, qu’ils déclarèrent préférer à ceux de la prison. C’était un bon endroit, d’après Deacon, « un sacrément bon endroit ».
Darcy et son épouse apportèrent de la nourriture : des bols fumants de ragoût de bœuf, avec du pain chaud pour absorber la sauce. L’Os mangea à la hâte sur ses genoux tout en observant Mme Darcy. Elle ressemblait à son mari, silencieuse et bienveillante, de taille plutôt modeste, mais endurcie par le travail. Elle considérait le trio d’un air songeur.
La nourriture était bonne et rassasia même L’Os un certain temps. Mme Darcy emporta les bols en leur promettant « un bon petit déjeuner le matin, avant le travail ». L’Os se délecta de son sentiment de satiété. Deacon et Archie avaient raison, bien entendu : c’était bel et bien un bon endroit. Il se dit néanmoins qu’il ne pouvait pas rester.