Выбрать главу

Je suis là. Trouve-moi.

L’Os souleva cette objection dans la soirée, leur première chez les Darcy. Deacon et Archie jouaient aux cartes à la lueur d’une lampe à huile. Tous deux avaient pris place sur une balle de foin, de chaque côté d’une caisse en bois ; L’Os se tenait sur une couchette, les genoux contre la poitrine. « Je ne peux pas rester ici », finit-il par avouer d’une voix rauque et maladroite.

Deacon abattit une main perdante, poussa un juron et se tourna vers L’Os.

« Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

— Je ne peux pas, Deacon. Ça recommence. La maladie.

— Quelle maladie ? »

L’Os haussa les épaules d’un air malheureux.

« T’es malade dans ta tête, lui dit Deacon. T’es malade si tu pars d’ici. On n’a jamais eu un aussi bon couchage. » Il garda le silence un moment. Des insectes descendirent en piqué autour de la lampe. « Confortable, dit-il. Avec des possibilités. »

Archie battit et mélangea les cartes.

« Ne parle plus de partir, conclut Deacon. On va rester là encore un moment. »

L’Os battit en retraite au fond de la couchette. Il ne savait pas trop combien de temps il arriverait à rester. Peut-être encore un peu. Si Deacon le voulait. Gêné par la lueur de la lampe, il ferma les yeux, écoutant le bruit des cartes semblable à des papillons qui voltigeaient. Au fond de lui, la voix avait gagné en intensité.

On était en juillet, et il fallait moissonner.

L’Os n’avait jamais vu de blé d’aussi près. C’était pour lui quelque chose de nouveau, d’étrange par son immensité. Au cours de cette longue et épuisante première semaine, il se retrouva à un moment avec Paul Darcy à regarder le blé qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Le blé, lui dit celui-ci, était comme un enfant : neuf mois pour grandir et un travail épouvantable à la naissance. « Ça vous épuise », conclut-il.

Le blé arrivait à la taille de L’Os. Ses tiges se dressaient de manière étrange, les épis écaillés dodelinant à leur sommet comme des carapaces d’insectes. Aussi doré que s’il avait absorbé une partie du soleil, il chuchotait tout seul en murmures étouffés. Tout comme Deacon et Archie, L’Os avait vite pris le rythme de la moisson. Ils se levaient avant l’aube pour manger, Mme Darcy leur servant d’énormes portions d’œufs et de galettes épaisses. Puis le travail commençait pour de bon. La ferme avait connu la prospérité, par le passé, aussi Darcy possédait-il deux moissonneuses-lieuses à essence, machines arachnéennes à rayures bleues et ivoire sous leur peau d’huile et de poussière. Elles coupaient le blé au niveau du sol et assemblaient les tiges en gerbes, qu’un tapis roulant hissait jusqu’à une nacelle en toile où elles se voyaient liées en ballots. Par temps sec, les deux machines fonctionnaient à la perfection, mais lorsque les champs étaient mouillés, de la paille humide se glissait dans le mécanisme, si bien que les moteurs à essence finissaient par pousser des hurlements de protestation. Plusieurs voisins des Darcy étaient venus prêter main-forte pour la moisson et L’Os, lors des pauses avec ces autres hommes, aimait regarder les lieuses effectuer leur danse lente et gracile entre la grange et le terrain en jachère.

Les ballots terminés étaient disposés dans la grange en piles hautes comme le toit, à côté de la batteuse, que Darcy appelait « la marmotte » : une longue machine horriblement bruyante beaucoup moins agréable que les moissonneuses-lieuses. Elle servait à séparer le blé de la paille, ce qu’elle accomplissait quelque part dans son assemblage grinçant de courroies et de poulies : L’Os ignorait comment. Toujours était-il qu’il fallait nourrir la marmotte, jeter les balles de foin dans la batteuse. Tâche gargantuesque qu’on ne pouvait remettre à plus tard, et cette année-là, il n’y avait pas les journaliers habituels, les Darcy ne pouvant se permettre de les embaucher. L’Os, Deacon et Archie se chargeaient de ce travail, avec l’aide occasionnelle d’un voisin, alimentant chaque jour le jabot de la batteuse qui mugissait et crachait des nuages bleus de fumée nocive.

L’Os travaillait du petit déjeuner au crépuscule, ne s’arrêtant que pour l’énorme déjeuner de poulet frit qu’apportait sur une table à tréteaux en pin une Mme Darcy lasse, aussi fatiguée par ses travaux que les hommes par les leurs. Deacon et Archie ne rechignaient pas non plus à la tâche, mais L’Os, travaillant à son rythme, maniant en silence la grande fourche jusqu’à en avoir les mains en sang et les poignets tremblant d’épuisement, accomplissait, au dire de Paul Darcy, le travail d’au moins deux hommes. Darcy en fut si reconnaissant qu’il invita un soir les trois chemineaux à dîner à la table familiale, dans la cuisine de la ferme : ce soir-là, il y eut du gâteau au chocolat après le poulet frit.

Au café, Darcy leur demanda à chacun comment ils en étaient venus à vagabonder dans la campagne.

Deacon parla du travail qu’il avait accompli au parc à bestiaux de Chicago, raconta qu’il avait été marié et père d’un enfant – « mais ça s’est terminé avant le Krach » – et que voyager dans les wagons de marchandises n’était pas nouveau pour lui. Il l’avait fait pour la première fois en revenant de guerre, et recommencé à l’occasion. « Maintenant, bien entendu, tout le monde le fait. » Il s’exprima longuement et avec entrain, mais la manière dont il observait la cuisine des Darcy, ses yeux s’attardant songeusement sur les étagères en bois, le ventre noir du poêle à charbon et le fusil pendu à des crochets ornés fixés au mur n’échappa pas à L’Os.

Ce fut ensuite au tour d’Archie. Il raconta avec hésitation son enfance en Louisiane et l’échec de la migration familiale à New York. Avant la misère, il avait travaillé comme livreur, taxi, vendeur, « enfin, tout ce qui pouvait rapporter un peu d’argent. Je n’ai jamais été marié ni rien. Personne d’autre que moi dont me préoccuper ».

Darcy se tourna alors vers L’Os. Mis en nage par le regard des époux Darcy, il confia d’un ton hésitant se tenir à l’écart, s’être à peu près toujours tenu à l’écart et voyager dans les trains de marchandises depuis aussi longtemps qu’il s’en souvenait.

« Mais, dit Mme Darcy, il y a forcément eu un avant ? Je veux dire, personne ne naît vagabond, si ? »

Paul Darcy se hâta de faire taire sa femme. « Meg, cela ne nous regarde pas. L’Os nous a aidés à sauver la moisson. C’est tout ce qui compte.

— Mais si, protesta L’Os. Je suis né comme ça. Si. »

Il y réfléchit cette nuit-là, n’arrivant pas à dormir sur la couchette trop courte pour ses jambes tendues et trop étroite pour lui, s’il ne s’allongeait pas sur le flanc. D’où venait-il donc ? Chaque chose a une origine. Il avait appris cela. Les oiseaux provenaient des œufs, les feuilles des arbres, le blé du blé, et cela remontait en spirale jusqu’à une infinité inimaginable. Lui-même semblait représenter la seule exception à cette loi universelle. Les oiseaux proviennent des œufs, se dit-il, les feuilles des arbres, et L’Os de… de quoi ?

Glissant dans l’inconscience, il rêva d’un endroit différent de tous ceux qu’il avait vus, avec des couleurs brillantes et des formes n’ayant de sens qu’en rêve, des créatures d’une intégrité et d’une pureté insupportables évoluant dans un paysage orné de joyaux. Un endroit qui n’existait pas, bien entendu, mais en rêver le remplit d’une tristesse inexplicable et lui donna envie de pleurer, sans qu’il y parvienne.

Il s’éveilla en se sentant souillé, laid, inadapté. Il pensa : je ne suis pas la moitié de ce que je devrais être et ressentit l’Appel, cette douce voix aiguë en lui, aussi douloureusement irrésistible que le cri nocturne d’un sifflet de train, désormais plus insistant mais aussi plus discret, désormais facile à enfouir sous les bruits quotidiens des machines, des animaux de la ferme, du vent brûlant qui partait au loin.