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« Enterre-les, dit Archie en s’essuyant les mains sur son pantalon. Enterre-les aussi vite que tu peux. »

L’Os enfonça sa pelle dans le tas de terre : chof. C’était plus facile que de creuser.

Le dortoir débordait maintenant de lumière. Deacon s’y trouvait, emplissant sa musette et celle d’Archie d’objets pris chez les Darcy : fourchettes, cuillères, boîtes de conserve. L’Os ne lui trouva pas vraiment l’air joyeux, mais il y avait un rouge fiévreux sur ses joues et de la sauvagerie sur son visage.

« Une soirée de travail, disait-il. Tout ça en une soirée. Pas vrai, Archie ? Tout ça en une soirée de travail, pas vrai ?

— Pour l’amour du ciel, le supplia Archie, cesse d’en parler. »

L’Os attendait sur le seuil.

« On s’en va ce soir, dit Deacon. Trouve-nous un train. On bouge, L’Os ! Trouve-nous un train pour partir. »

L’Os hocha la tête. Il n’avait jamais rien voulu d’autre. En regardant Deacon soulever son sac, il se demanda pour la première fois si ces hommes étaient vraiment ses amis, si l’assassinat des Darcy était, comme l’avait assuré Deacon, « nécessaire ». Deacon le nourrissant en Californie, lui proposant une cigarette… à ce Deacon-là qu’il sentait fiable, L’Os avait accordé sa confiance.

Mais ce nouveau Deacon, tremblant littéralement d’énergie nerveuse et le regard fou dans la lueur de la lanterne, il ne le sentait pas du tout de la même manière. L’homme évoquait la cordite et la vengeance. Il avait tué. Il avait tué avec préméditation et sans pitié. Il pourrait recommencer.

Deacon fit signe à L’Os et tous deux sortirent un instant. « Juste entre nous… dit Deacon en attrapant l’épaule abaissée de L’Os. Non que je ne fasse pas confiance à Archie, comprends-moi bien. C’est mon pote. Mais il est un peu agité en ce moment… tu comprends ? J’ai récupéré quelque chose que je veux que tu me gardes, si possible sans qu’Archie soit au courant. D’accord ? »

L’Os haussa les épaules.

« Bien, se dépêcha de dire Deacon. Génial. » Et il enfonça quelque chose dans la grande poche du caban bleu de L’Os.

« Archie ! cria Deacon. C’est le moment d’y aller ! On veut faire la route avant que le soleil se lève ! »

Se laissant distancer sur la route mouillée qui les éloignait de la ferme, L’Os attendit un peu de la lumière de l’aube pour plonger la main dans sa poche et en sortir ce que Deacon y avait glissé. C’était une liasse humide de billets, toute banale dans sa grande main pleine de cals.

Il remit l’argent dans sa poche.

L’Appel avait gagné en force, et L’Os s’efforça attentivement d’entendre le bruit d’un train.

8

Nancy retrouva Travis au premier jour froid de l’automne.

À Haute Montagne, les saisons se conformaient toujours au calendrier. Le printemps voyait se précipiter fonte des neiges et floraison, l’été se déclarait avec audace et l’automne se dépêchait d’arriver à l’hiver, qui tombait quant à lui comme le couperet d’une guillotine. La plaine, incisant le ciel sur tous les horizons, autorisait ces saisons cliniques. Mais Nancy, pour la première fois, s’inquiétait vraiment. L’aventure n’en était plus une. Elle avait perdu Travis, et Anna ne voulait pas lui dire pourquoi. Le froid et le spectacle des chênes à gros glands perdant leurs feuilles semblaient de mauvais augure.

Elle observa un certain temps la demeure des Burack, attendit un certain temps avec Anna dans la cabane de l’aiguilleur. Travis ne se montra ni à l’une ni à l’autre.

S’il n’a pas quitté Haute Montagne, se dit-elle, il ne peut être qu’à un seul endroit.

Elle enfila un épais manteau et prit, dans le coffre du grenier renfermant les reliques de la vie de son père, un couteau de chasse qu’elle fixa à sa ceinture avant de se glisser dehors. Par ce samedi couvert, sa mère était partie à une réunion des Femmes baptistes. Des feuilles mortes la poursuivirent jusqu’à l’extérieur du village, puis il n’y eut plus que l’herbe sèche de la plaine. Elle suivit la rive sud de la Fresnel en direction du pont de chemin de fer.

Elle avait peur, même si elle essayait de se le cacher. Depuis toute petite, elle entendait des histoires sur les vagabonds des chemins de fer. Qui laissaient des marques codées sur les portes des maisons. Qui volaient des bébés. Qui vous tueraient pour la monnaie dans vos poches. Parfois, surtout ces dernières années, elle en avait vu venir chercher du travail au village. Ils lui avaient semblé moins menaçants que tristes, usés, érodés. L’impuissance semblait leur coller à la peau. De temps en temps, l’église leur donnait à manger, malgré la désapprobation de la mère de Nancy : « Cela ne fait que les encourager. Et quelle odeur ! »

Tristes. Mais Nancy ne doutait pas qu’ils pouvaient aussi se montrer dangereux. Comment un tel désespoir ne pourrait-il pas engendrer la colère ?

Des bardanes s’accrochèrent à ses jupes tandis qu’elle traversait les prés vides en direction de l’abrupt pont sur chevalets. Lorsqu’elle vit une légère fumée s’élever dans le ciel, elle fourra la main dans son manteau pour la refermer sur le rassurant manche en fanon de baleine du couteau.

Ce n’était pas un grand campement. Trop éloignée des grandes villes, peuplée d’avares, Haute Montagne ne présentait guère d’intérêt comme escale. Mais des hommes vivaient là, du moins pour un temps. Dans la pénombre sous le pont, elle vit des huttes de papier goudronné, de fer-blanc et de vieilles poutres. Un feu minuscule brûlait tant bien que mal. Quelques hommes dormaient, éparpillés comme des ordures sur le sol, les membres à divers angles. Le bruit de la rivière résonnait dans la structure en arc de cercle du pont. Elle s’avança autant qu’elle l’osait dans le demi-jour.

« Travis ? »

Elle entendit sa voix résonner aussi.

Il n’est pas là, se dit-elle.

Mais une ombre remua alors dans l’obscur recoin caillouteux où le pont rejoignait la rive, et Travis s’avança.

Elle constata avec soulagement qu’il ne ressemblait pas aux autres hommes, dont une partie venait de se lever pour poser sur elle un regard vide : il était, du moins pour le moment, plus soigné de sa personne, mieux habillé. Il n’avait pas l’air brisé, juste dans une mauvaise passe. Elle ne put concevoir qu’il ait réussi à vivre ainsi… pendant des jours, réalisa-t-elle, cela faisait presque une semaine qu’elle l’avait laissé seul à la cabane de l’aiguilleur.

« Tu n’aurais pas dû venir », dit-il.

Il avait perdu du poids. Il se tenait devant elle comme une colonne en pierre.

« J’ai besoin d’aide. » Le regard de Travis fuit le sien, et elle ajouta : « Tu m’as abandonnée.

— Non, pas toi.

— Anna ? Tu veux dire Anna ?

— N’en parlons pas ici. »

Elle remonta la berge derrière lui jusqu’à l’endroit où le pont enjambait le cours d’eau. Travis s’assit sur une butée en béton, le regard posé avec lassitude sur l’horizon.

« Travis, fit-elle en s’armant de courage, je sais que quelque chose ne va pas. J’ai posé la question à Anna. Elle n’a pas voulu m’expliquer, mais elle a dit que c’était une erreur… que tu n’aurais pas dû voir ce que tu as vu. Que tu n’étais pas prêt. » Elle s’humecta les lèvres. « C’était une erreur. Reviens, Travis, s’il te plaît. »

Il mit longtemps à répondre. Nancy serra son manteau contre son corps pour se protéger du vent vif.

« Tante Liza a peut-être raison, dit-il lentement. Pour Anna. Elle n’est pas humaine. » Il la regarda pour la première fois. « Tu comprends ?