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— Non ! Comment pourrait-elle ne pas être humaine ? Elle…

— Tu as été avec elle. Tu sais. »

Eh bien… De toute évidence, beaucoup de points restaient mystérieux pour Nancy. Il se passait quelque chose d’anormal, bien entendu. Les gens normaux n’avaient pas besoin qu’on les séquestre pendant des mois dans des constructions délabrées. Mais… pas humaine ? Comment cela était-il possible ?

Travis serrait les poings.

« J’y ai renoncé pour elle, dit-il. Je l’avais à portée de main. Une vie. Une vie ordinaire. Elle m’en a attiré à l’écart.

— Elle est perdue, Travis. J’en ai discuté avec elle. Elle est juste perdue, rien d’autre. Je ne sais pas d’où elle vient ni de quelle manière elle prévoit d’y retourner… mais enfin, elle est perdue. Ce village ne l’aidera pas. C’est à nous de le faire. »

Elle voulut lui prendre la main, mais il se déroba, d’un geste si instinctif et si rapide qu’elle en fut choquée. « Non, dit-il.

— Mon Dieu. C’est moi. C’est moi, n’est-ce pas ? C’est quelque chose que moi, j’ai fait. »

Travis secoua la tête pour le nier. Mais son regard resta vide.

« Je te faisais confiance ! »

Il se tourna vers le pont.

« Travis ! Travis Fisher, espèce de salaud ! Je te faisais confiance ! »

Le vent la déchira.

Debout sur le pont, il regarda Nancy s’éloigner à grands pas dans la plaine. Une partie de lui-même voulait la suivre. Lui présenter ses excuses.

Mais il ne pouvait oublier ce à quoi il avait assisté dans la cabane de l’aiguilleur. La chose qu’était devenue Anna. L’expérience défiait la compréhension. Il savait juste que c’était vrai, que la chose-Anna n’était pas humaine, et qu’elle l’avait incité à trahir l’espoir qu’il pouvait nourrir d’un avenir ici à Haute Montagne.

À l’ouest, des ouvriers dressaient un chapiteau pour une réunion évangélique itinérante. Des bruits métalliques et des voix étouffées traversaient la plaine. Les réunions évangéliques sous chapiteau passaient chaque automne par Haute Montagne, lui avait indiqué Nancy. C’était le signal de l’imminence de l’hiver, aussi indubitable que la course des nuages sombres dans le ciel.

Il ne lui restait plus qu’à continuer son chemin… à continuer son chemin à la manière de ces hommes qui l’entouraient, en grimpant à bord des fourgons et des wagons plats. À fuir la neige, à chercher du travail. Travis s’y était résigné.

Mais pas tout de suite, se dit-il, même s’il ne pouvait expliquer ni à personne, ni à lui-même l’origine de cette réaction. Pas tout de suite.

Il resterait là encore un moment.

À l’ouest, les étendards du chapiteau s’agitaient en s’élevant sur leurs haubans dans le ciel gris.

Il pensa : Tout n’est pas encore réglé ici.

9

Alors qu’il se préparait pour la réunion évangélique, Creath Burack se regarda dans le miroir de la salle de bains en pensant : elle est partie.

Le miroir était fêlé à l’endroit heurté par Travis Fisher durant leur bagarre. Cela remontait à plusieurs semaines, mais Creath n’avait pu trouver l’énergie de procéder aux réparations. Un éclat de verre en forme de stylet était tombé au dos du miroir, si bien qu’il lui renvoyait son reflet divisé par une fissure noire.

Elle était partie. Il ne pouvait chasser de son esprit cette simple et terrible pensée.

Cela ne devrait pas avoir d’importance. Il se l’était dit. La situation s’était même améliorée. Liza s’affairait dans la chambre en fredonnant tout bas… et depuis combien de temps ne l’avait-il pas entendue chanter ? Un an, deux, trois ? Il savait aussi – comment l’ignorer ? – que la joie de vivre retrouvée de son épouse s’expliquait par l’absence d’Anna. Et c’était très bien… non ?

Il pensa néanmoins : elle est partie.

Pris de sueur, il agita son blaireau dans la tasse et se recouvrit avec application le menton de mousse à raser.

Eh bien, se dit-il avec fermeté, ça n’a pas d’importance. Rien n’en avait dans cette histoire. Ni Anna Blaise, ni sa propre humiliation par Travis Fisher. Ainsi est la chair, pensa-t-il : c’est une femme, elle est partie. Cela arrive.

Mais, bizarrement, d’une certaine manière, ce n’était pas sur le plan sexuel qu’elle lui manquait. Il marqua un temps d’arrêt, se regardant dans les yeux par l’intermédiaire du miroir brisé, et s’autorisa à se souvenir.

Avec elle, tout avait été différent.

Elle a en elle une douceur, se dit Creath en se remémorant le grain incroyablement lisse de sa peau contre la sienne. Il en avait pleuré malgré lui, cette douceur l’avait fait sangloter. C’était un plaisir qui s’insinuait profondément, qui remuait en lui des endroits secrets et le rendait conscient de tout ce qu’il avait perdu. Non seulement de l’échec de l’usine et des déboires de son mariage, mais d’une perte plus ample : dans les bras d’Anna, il sentait, avec trop d’acuité, le rétrécissement de la vie elle-même. Au début, pensa-t-il, on est une rivière qui coule à flots, mais la vie vous oppose ses barrages, ses encombrements et tous ces endroits arides et interminables. On perd en vitesse, en profondeur, en urgence, en désir. On finit filet d’eau dans le désert.

Il avait bu à la source d’Anna, il s’en apercevait désormais : récupérant un fac-similé de sa propre jeunesse, se délectant, durant ces moments maladroits dans la chambre, de tout ce qu’il aurait pu être et n’était pas.

Et il ne restait plus désormais en lui que la perte. Que cette conscience douloureuse.

Il l’aimait. Il la haïssait. Il… mais il réprima cette pensée avec un grincement de dents… Dieu lui pardonne, il voulait la récupérer.

Liza frappa à la porte. « N’arrivons pas en retard ! » lui lança-t-elle.

Il avait laissé Liza le persuader de la conduire au chapiteau assister à la réunion évangélique. Il ne lui restait plus assez de force pour résister à son épouse. Et, en vérité, il n’y était pas vraiment opposé. Les souvenirs de ces quelques dernières semaines avaient semblé tomber en lui comme des feuilles mortes, et revenait souvent celui des réunions évangéliques auxquelles il s’était rendu enfant, dans le chariot à chevaux de son père, d’abord excité par l’agitation puis, dans la chaude caverne du chapiteau, enthousiasmé par la manière dont un prédicateur itinérant évoquait la vie après la mort, enivré par les voix des chœurs, jusqu’à s’imaginer voir luire devant lui cette cité dorée, jusqu’à ce qu’elle brille dans ses rêves, bienveillante et pleine de réconfort. Mais le réconfort, comme ses rêves, disparut, et il n’y eut plus que la vraie vie, usante par son ordinaire, sa puissance, sa familiarité. Les rêves étaient une tromperie, aussi s’était-il appris à les mépriser.

Et voilà que, se retrouvant quelque part fondamentalement seul, ce réconfort lui manquait.

« Une minute, répondit-il sans ouvrir. Je me rase.

— Je t’attends dans la camionnette. »

Il se vida l’esprit, se rasa minutieusement, se rinça le visage et s’éloigna du miroir avec un soulagement ineffable.

Le soleil se couchait quand ils se garèrent dans le pré et gagnèrent le chapiteau. Rayonnante, Liza saluait tout le monde de la tête. Ce genre de réunions évangéliques lui évoquait toujours le paradis.

Tout y était exactement comme elle imaginait ce dernier : les salutations enjouées, le frisson d’excitation, les douces voix des chanteurs. Les lanternes diffusaient leur lumière jusqu’au faîte, et l’odeur de tissu et de naphte montait comme de l’encens. Elle s’installa sur un banc et Creath, dans son manteau à carreaux rouges, prit place à côté d’elle.