Elle n’en revenait toujours pas qu’il ait accepté de venir, lui qui manifestait d’ordinaire un mépris grossier pour les matières spirituelles. Il avait de la foi, s’était-elle aperçue, seulement parmi les rotariens, et de manière sommaire, en adepte de la doctrine « Christ homme d’affaires ». Et même cela avait disparu avec les problèmes de la fabrique de glace. Des années durant, Liza avait essayé de le conduire dans quelque chose de plus profond, jusqu’alors sans succès.
Sa présence n’était peut-être toutefois pas si surprenante. Depuis la bagarre avec Travis et le départ d’Anna Blaise, c’était, sur bien des plans, un homme différent. Plus lent, se dit-elle, oui, plus lent, comme s’il avait perdu le sens de l’orientation. Mais aussi moins prompt à s’emporter, et plus humble. La colère subsistait, bien entendu, enfouie sous ses silences maussades, mais avec une confusion, une incertitude.
Elle était débarrassée d’Anna Blaise, et aussi (même si cette pensée n’avait rien de chrétien) du fils de sa sœur. Et voilà que Creath l’accompagnait à une réunion évangélique. Maintenant, se dit-elle, eh bien maintenant, tout est possible.
Le chef de chœur leur fit entonner « The Old Rugged Cross », en insistant sur le rythme pour faire swinguer la musique avec une grâce pesante, comme un voilier agité par une légère houle. En chantant, Liza sembla s’élever et se déployer. Creath, qui manquait d’assurance, se contentait de marmonner consciencieusement les vers, mais Liza les chantait haut et clair, lançant chaque mot comme un battement de cloche.
Deux bancs devant eux, Faye Wilcox se retourna pour lancer un coup d’œil furieux par-dessus son épaule. Liza fit comme si elle n’avait rien vu mais décocha un amen sonore. Faye semble distraite, pensa-t-elle, voire débraillée. Et jalouse, bien entendu.
Rien de plus logique. On élisait la semaine suivante le comité exécutif des Femmes baptistes, et pour la première fois depuis des années, Liza se voyait proposée pour le poste de présidente. Motion qui avait été appuyée, aussi avait-elle déjà commencé à préparer un discours. C’était une femme neuve. Sa vie recommençait.
Faye Wilcox était l’autre candidate.
Liza avait passé son bras sous celui de Creath. La musique diminua. Un instant, il n’y eut que le bruit du vent d’automne fouettant la toile tendue. Puis le prédicateur entra, grand, sombre, visage de faucon, torse agressivement en avant. Une bible au creux du bras gauche, il considéra la foule, et ses lunettes sans monture luisirent dans la lueur des lanternes. Son sermon, annonçait les prospectus, aurait pour thème « Qu’avez-vous fait pour Jésus ces derniers temps ? », et ses mots, quand il prit la parole, claquèrent comme autant d’éclairs.
Liza laissa le sermon se déverser sur elle. L’important, se dit-elle, n’est pas le sens des mots mais leur musique, ce plongeon et ce bond des syllabes ajustées, flèches de Dieu. C’était de cette manière, dans son enfance, qu’elle percevait les ordres bourrus de son père : incompréhensibles, mais empreints d’une telle autorité. Le tonnerre de la sagesse. Elle ferma les yeux.
Elle perdit toute notion du temps pendant le sermon, dont les cadences plus amples ressemblaient à des vagues déferlantes, péché et rédemption, paradis et enfer, qui résonnaient dans les soupirs et les gémissements de l’assemblée. Bougeant enfin, rassasiée, Liza jeta un coup d’œil à Creath en s’attendant à le voir, comme souvent ces derniers temps, d’une passivité animale. Elle s’aperçut alors qu’il suait, au contraire, malgré la fraîcheur automnale régnant sous le chapiteau. Il écarquillait les yeux et de petites gouttes brillantes lui couvraient la lèvre et le front. Liza s’en inquiéta… était-il malade ? Le médecin avait parlé de tension sanguine… Mais on ne pouvait se méprendre sur son expression attentive. Il écoutait. Il se penchait en avant sur le banc pour intercepter les mots avec son corps. C’était l’appel au salut, le sermon se terminant en une fougueuse envolée : « Tant d’entre vous sont esclaves, criait le prédicateur, esclaves de la boisson, de la luxure, de n’importe quel péché imaginable par l’homme ! »
Elle vit Creath murmurer « Oui »… et, stupéfaite, le regarda se lever pour remonter d’une démarche d’ours l’allée bondée.
La réunion évangélique s’acheva peu après, relâchant la foule dans la nuit d’automne. Les personnes venues en voiture avaient laissé celle-ci dans le grand pré derrière la gare. Liza donna rendez-vous à Creath à la camionnette et s’avança rapidement. Elle ne voulait pas laisser Faye Wilcox s’en tirer indemne.
« Faye ! »
La mère de Nancy se retourna, le visage rouge et gêné dans la lueur des flambeaux. Elle serrait son sac à deux mains, les jointures blanches.
« Liza, dit-elle.
— C’était vraiment très bien, tu ne trouves pas ?
— Oui.
— Le chœur, les chants…
— Oui.
— … le sermon…
— Oui. C’était très bien.
— Ça a beaucoup ému Creath.
— J’ai vu, Liza.
— Oui, j’imagine. Mais dis-moi, et Nancy ? » Le coup fatal. « Elle est malade ? On entend des histoires vraiment horribles… non que j’y ajoute foi… »
Mais Faye Wilcox fit volte-face et s’éloigna à grands pas.
Liza sentit s’épanouir en elle un plaisir pervers.
Qu’elle parte, se dit-elle. Aucune importance. Qu’elle parte.
Tout est possible, songea-t-elle avec une bouffée de joie.
La cabane de l’aiguilleur s’en trouvait à presque cinq cents mètres, mais si elle tendait l’oreille, Nancy distinguait le murmure des voix sous le chapiteau. Quand elle poussa la porte, le battement de son cœur couvrit les chants.
« Tu es venue », constata Anna Blaise.
Nancy soupira, bruit confiné dans l’obscurité de la cabane. Les paroles de Travis lui résonnaient dans la tête. Pas humaine. Cela n’avait aucun sens… même si on décelait, en effet, quelque chose d’indéfinissable chez Anna, une espèce de légèreté éthérée, une impression de pas-là. Qui avait de surcroît gagné en force au cours de la semaine. Anna était plus pâle que jamais. Nancy se dit qu’on pourrait voir une lumière puissante à travers son corps. « J’ai eu du mal à m’échapper.
— Ta mère ?
— Il y a une réunion évangélique itinérante, au village. Tu sais ce que c’est ?
— J’ai entendu. »
Ses yeux, songea Nancy. Si tranquilles, si larges. « Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir continuer. Elle voulait que je l’accompagne. Ça comptait pour elle. Si je n’y vais pas, c’est mauvais pour son image. Elle m’a suppliée. Et menacée.
— Elle pourrait te faire du mal ?
— Pas physiquement. Plus maintenant. Elle pourrait me mettre dehors, j’imagine. Peut-être, oui… si on en arrivait là.
— Je suis désolée de t’avoir placée dans cette situation, s’excusa Anna d’une voix doucement musicale dans l’obscurité de la cabane.
— Je l’aurais accompagnée, ce soir, si tu n’avais pas dit que c’était important.
— Ça l’est. »
Le silence s’éternisa.
« J’ai aussi vu Travis, finit par dire Nancy.
— Je suis désolée, pour Travis.
— Il m’a demandé une explication, je n’ai pas pu lui en fournir.