— Je sais.
— Il a dit… » Elle se lécha les lèvres. « Il a dit que tu n’étais pas humaine.
— Nancy ?…
— Oui ?
— Il a raison. »
Il faisait vraiment très sombre dans la cabane. Seul un léger rayon de lune passait par les interstices des parois. Nancy entendit dans le lointain les douces voix assemblées du chœur de la réunion évangélique. Elle choisit ses mots avec soin : « Je ne comprends pas. » La peur se dévidait comme un ressort en elle.
« Travis a vu trop de choses trop tôt… et il n’a pas compris. Mais toi, maintenant, tu dois comprendre. Ce soir, je vais avoir besoin de ton aide.
— Je ne sais pas de quoi tu parles !
— Chhh. » La voix devenait apaisante. Maternel, le cœur de Nancy battit dans sa poitrine… mais elle resta. Elle ne s’enfuit pas.
Anna expliqua. Nancy eut l’impression d’écouter une histoire qu’on raconte aux enfants à l’heure du coucher.
« Je suis, dit-elle d’une voix chantante et cadencée, très, très loin de chez moi… »
À la nuit noire, Travis longea la berge jusqu’à la cabane de l’aiguilleur.
Il ne savait pas trop ce qui le poussait. Une impatience. Un malaise. Un besoin de voir à nouveau… comme la langue a besoin de tâter une dent douloureuse. La nuit était froide et les étoiles au-dessus de lui se déployaient dans un ciel cruellement vide.
C’est une sorcière. Un monstre. Elle n’est pas humaine.
Il pensa à Creath montant les escaliers à pas feutrés, séduit par sa féminité.
Elle est cette chose avilie que maman était devenue, se dit-il, corrompue par son sexe, mais en pire, en cent fois pire…
Maman, je te protégerai, dit en lui le petit garçon de six ans.
Sa tête était devenue une cacophonie de voix.
Mais celle-ci n’a pas besoin de protection, pensa Travis.
La porte de la cabane s’ouvrit alors, le poussant à se dissimuler parmi les ruines fragiles des saules blancs de l’été. Deux silhouettes au clair de lune. Il reconnut Nancy au premier coup d’œil. La forme s’appuyant contre elle ne pouvait être qu’Anna. Mais une Anna différente… luisant d’un vague feu bleu, ce qui était déjà étrange en soi, mais différente aussi d’autres manières… les os mieux définis dans son corps délicat, les yeux très larges, les bras plus longs.
C’était donc vrai. Ce qu’il avait vu la semaine précédente ne relevait pas de l’hallucination. Elle changeait bel et bien. Elle n’était pas humaine.
Mais Nancy devait sûrement s’en apercevoir ?
Elles se tenaient désormais accroupies au bord de la rivière, où Nancy baignait le front de la chose-Anna avec de l’eau, et là où l’eau de la rivière touchait la peau, la fébrile lueur bleue semblait disparaître. Au loin s’éleva le bruit de moteurs démarrant : la réunion évangélique était terminée.
Elle change, pensa Travis. Mais pas tout à fait de la manière à laquelle il s’attendait.
Lorsqu’il plissa les yeux pour mieux voir la vague silhouette d’Anna sur la berge, d’antiques peurs s’éveillèrent en lui.
Si ça continue, pensa-t-il avec ahurissement, bientôt, bientôt, il ne restera plus rien d’Anna Blaise.
10
Nancy ne savait pas exactement ni quand ni de quelle manière la peur s’était abattue sur le village. Elle savait juste qu’elle l’avait fait. Le Courier regorgeait de manchettes effrayantes. On verrouillait plus souvent les portes. Elle-même se voyait facilement dévisagée dans les rues après la tombée de la nuit. La Grande Dépression s’était aggravée : en Idaho, des fermiers avaient mis en place des blocus, des producteurs laitiers avaient préféré déverser leur lait sur la route plutôt que de le vendre à deux cents le gallon. À Washington, une manifestation de vingt mille vétérans de la Première Guerre mondiale réclamant le paiement de leur pension avait été dispersée par l’armée. Une épidémie de meurtres sévissait dans la région, et Haute Montagne fermait ses frontières.
Elle ne s’était jamais sentie aussi seule.
Voilà ce que ça signifie, lui avait dit Travis, et cela semblait remonter à une éternité. Voilà ce que ça signifie d’être inadapté.
Nancy était allongée sur son couvre-lit à rosettes. Sa mère gardait la petite maison d’une propreté méticuleuse. Elles ne roulaient pas sur l’or, mais sa mère occupait un poste très envié à la boulangerie, où elle gagnait suffisamment d’argent pour pourvoir à leurs besoins. Récemment encore, elles pouvaient compter aussi sur le salaire que Nancy rapportait du Times Square. C’était désormais de l’histoire ancienne : M. O’Neill ne lui avait pas pardonné de partir juste avant le coup de feu du dîner. Ni sa mère d’avoir perdu ce travail. Cela signifiait certaines privations.
Nancy disposait de quelques économies. Elle récupéra mollement sous son matelas la boîte de pastilles qu’elle y cachait, l’ouvrit du pouce. Tout ce qui lui restait. Un peu plus de sept dollars. Mis de côté pour les mauvais jours. Eh bien, n’étaient-ils pas arrivés ? D’ailleurs, il faisait mauvais : une pluie terne dévalait les fenêtres embuées. Elle n’avait absolument aucune envie de sortir, mais il le fallait.
Anna avait besoin de nourriture.
Cette chose qui va se produire, d’après Anna… songea Nancy. J’aimerais bien qu’elle se produise. Maintenant. Malgré les conséquences.
Elle était fatiguée.
En descendant, elle trouva sa mère dans le salon, assise bien droite sur une chaise à dossier de rotin, les pieds à plat sur le tapis. « Je ne peux pas croire que tu sortes maintenant, dit Faye Wilcox d’un ton morne.
— Je suis obligée, m’man.
— Faut-il que je demande où ? Et pourquoi ?
— Je croyais que tu avais une réunion.
— Rien à foutre de la réunion », dit sa mère, ce qui stupéfia Nancy. Faye Wilcox ne jurait jamais, au grand jamais. Les jurons, avait-elle appris à Nancy, relevaient du diable.
Il vint à l’idée de la jeune fille qu’étrangement, elle pouvait bien, d’une certaine manière, être devenue plus religieuse que sa mère. Du moins priait-elle plus souvent. Des prières tronquées, furtives, terre à terre. Mon Dieu, s’il Vous plaît, permettez-moi de m’en sortir. Elle croyait en Anna Blaise… n’était-ce pas en soi une sorte de foi religieuse ?
« M’man, ne va pas te mettre en retard.
— Je n’ai plus rien à faire là-bas. Plus maintenant. » Elle posa un regard maussade sur sa fille. « Tu y as veillé.
— Arrête, m’man.
— Ne me dis pas ce que j’ai à faire ! Je te dis ce que tu dois faire, moi ?
— Je ne veux pas me disputer.
— J’essaye. Dieu m’en est témoin. Mais tu t’es égarée si loin. C’est ce jeune Fisher ? On dit qu’il vit dans la fange en bordure du village. C’est là que tu vas ? Te vautrer dans sa fange ? Ou bien es-tu revenue à Greg Morrow ? Cette ordure qui ne sait dire que des obscénités. Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Quand on couche avec les cochons, on se lève avec les cochons. Si Martin était là…
— Si seulement…
— Pourquoi ? Pour qu’il voie ce que tu es devenue ? Mon Dieu ! Tu en es fière ? »
En vérité, elle ne se souvenait que vaguement de son père. Des souvenirs d’enfant : l’odeur du tabac à pipe et le froissement des journaux. Mais il avait été bon, gentil, conscient de la répugnance qu’inspirait à Nancy l’absolutisme maternel : il avait été quelqu’un auprès de qui chercher du réconfort en cas de besoin. Elle approchait des dix ans la dernière fois qu’elle l’avait vu.